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« Il existe à Paris et dans toute la France, dit-il, environ quatre ou cinq cents individus couverts de crimes, sans asile, sans occupation et sans ressources. Ces hommes sont une armée continuellement agissante contre le gouvernement... Ce sont les ennemis de tout ordre de choses, quels qu’en soient les principes, de toute idée libérale, de toute forme de gouvernement. Ils sont connus, ils ont leurs réunions, leurs intelligences, des moyens d’action puisés dans l’habitude qu’ils ont du crime. Cette poignée de loups enragés, disséminés dans la société entière, signalés partout, portant sur leurs fronts le cachet du crime, y répandent une terreur sans cesse renaissante. Que doit penser l’Europe d’un gouvernement sous lequel ces loups vivent et subsistent? Quelle confiance peut-elle avoir dans ce gouvernement qui ne sait ou ne peut protéger la capitale de l’empire, sous les yeux duquel s’exécute un complot infernal dont l’effet entraîne la ruine et la désolation d’une partie des habitans de cette capitale? Il est impossible que cet état de choses dure plus longtemps : il faut enfin purger la société de ce fléau ; il faut que d’ici à cinq jours vingt ou trente de ces monstres expirent, et que deux ou trois cents autres soient déportés. Quant à moi, je suis prêt à prendre sur moi tout le poids et toutes les rigueurs d’une semblable mesure, et je ne vois rien que d’honorable dans un tel acte de salut public. Je ferais venir ces hommes dont les noms sont dans la bouche de tout le monde, je monterais sur une chaise curule dans la plus grande salle du palais que j’habite; là, en présence du peuple entier, s’il était possible de le réunir, je les condamnerais moi-même, et, partageant la peine de mort et celle de la déportation à peu près dans la proportion que je viens d’indiquer, je vengerais en un seul jour la société et l’humanité outragées. »


C’étaient là de terribles paroles. L’amiral Truguet, qui voulut faire entendre que les jacobins n’étaient pas les seuls ennemis dangereux et qu’il fallait aussi avoir les yeux sur les émigrés, les prêtres, les royalistes, s’attira, de la part du premier consul, une apostrophe foudroyante. Il lui demanda s’il pensait qu’on pût rétablir la loi des otages, persécuter sept ou huit mille prêtres rentrés sur les promesses de sécurité qu’on leur avait faites, chasser du conseil d’état et du tribunat tous ceux qu’on appelait des royalistes, renvoyer Portalis à Cayenne, écarter tous les hommes probes, honnêtes, éclairés, et les remplacer par des patriotes pris dans les débris des clubs. La délibération se prolongea pendant plusieurs jours. Aucune des rédactions successivement proposées ne satisfaisait le premier consul. Il revenait sans cesse aux idées qu’il avait si énergiquement exprimées. On était d’accord sur la nécessité d’une mesure extraordinaire, mais le conseil voulait une loi, et c’était l’arbitraire que désirait le gouvernement. Bonaparte ne se souciait en aucune façon de courir les risques d’une discussion publique au tribunat et au corps législatif, moins complètement assouplis alors qu’ils ne le furent bientôt après. Les conseillers d’état étaient fort embarrassés et ne comprenaient pas bien quelle était la pensée du premier consul. Un entretien que M. Miot eut avec M. de Talleyrand