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officiers n’étaient plus reçus à sa table, et il se montrait difficile sur le choix des convives qu’il y admettait... Il dînait pour ainsi dire en public : pendant son repas, on faisait entrer dans la salle où il mangeait les habitans du pays, qui venaient promener sur sa personne leurs avides regards. Du reste, il ne se montrait nullement embarrassé... de ces excès d’honneur, et les recevait comme s’il y eût été habitué. Les salons et une vaste tente qu’il avait fait dresser devant le palais, du côté des jardins, étaient constamment remplis d’une foule de généraux, d’administrateurs, de grands fournisseurs, ainsi que de la plus haute noblesse et des hommes les plus distingués de l’Italie, qui venaient solliciter la faveur d’un coup d’œil ou d’un instant d’entretien….. Ce n’était déjà plus le général d’une république, c’était un conquérant pour son propre compte... » Ainsi parle M. Miot. Les détails qu’il donne sur le langage tenu à cette époque par le futur empereur ne sont pas moins dignes d’attention. Bonaparte, se promenant un jour avec lui et l’un des principaux citoyens de Milan, M. de Melzi, dans les vastes jardins du château de Montebello, les entretint pendant deux heures des projets qui fermentaient dans son esprit.


« Ce que j’ai fait jusqu’ici, leur dit-il, n’est rien encore. Je ne suis qu’au début de la carrière que je dois parcourir. Croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du directoire, des Carnot, des Barras, que je triomphe en Italie? Croyez-vous que ce soit pour fonder une république? Quelle idée! Une république de trente millions d’âmes! Avec nos mœurs, nos vices! où en est la possibilité? C’est une chimère dont les Français sont engoués, mais qui passera comme tant d’autres. Il leur faut de la gloire, les satisfactions de la vanité; mais de la liberté!... ils n’y entendent rien. Voyez l’armée! les victoires que nous venons de remporter... ont déjà rendu le soldat français à son véritable caractère. Je suis tout pour lui. Que le directoire s’avise de vouloir m’ôter le commandement, et il verra s’il est le maître. Il faut à la nation... un chef illustré par la gloire, et non pas des théories,... des phrases, des discours d’idéologues... Qu’on leur donne des hochets, cela leur suffit; ils s’en amuseront et se laisseront mener, pourvu cependant qu’on leur dissimule adroitement le but vers lequel on les fait marcher. Quant à votre pays, monsieur de Melzi, il y a encore moins qu’en France d’élémens de républicanisme, et il faut encore moins de façons avec lui... Nous en ferons tout ce que nous voudrons; mais le temps n’est pas arrivé : il faut céder à la fièvre du moment, et nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre façon. Monge nous arrangera cela. En attendant, j’en ai déjà fait disparaître deux du territoire de l’Italie, et quoique ce fussent des républiques bien aristocratiques, c’était encore là qu’il y avait le plus d’esprit public et d’opinions arrêtées. Nous en aurions été bien embarrassés par la suite. Au surplus, j’y suis résolu : je ne rendrai ni la Lombardie, ni Mantoue à l’Autriche... Je lui donnerai en indemnité Venise et une partie du territoire de terre ferme de cette vieille république. »