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de culture, sa conversation abondait en traits originaux et heureux. Grand admirateur de Danton et de sa politique, il n’en éprouvait pas moins une antipathie profonde pour ses mœurs corrompues, pour ses goûts fastueux, et il ne la dissimulait pas; souvent même il s’engageait entre eux à ce sujet des disputes très animées, et quoique Danton affectât de tourner la chose en plaisanterie, on pouvait s’apercevoir que les remontrances de Legendre ne le trouvaient pas tout à fait insensible. Ce dernier, entraîné quelquefois par sa fougue naturelle et son ignorance jusqu’aux excès d’un fanatisme féroce, n’était pourtant pas un méchant homme : son patriotisme, son dévouement à la liberté étaient sincères; il avait l’amour de la famille, et au sortir de la convention, où il venait d’appuyer les motions les plus sanguinaires, on l’entendait, non sans étonnement, vanter son bonheur domestique et parler de sa femme, de ses enfans avec l’accent de la plus sincère tendresse. Camille Desmoulins, d’une figure commune, sans aucun avantage extérieur, n’était plus alors que l’ombre du fougueux démocrate dont la parole brillante et incisive avait si puissamment remué les masses populaires au commencement de la révolution. Triste et taciturne, il portait sur son visage l’empreinte d’une mélancolie profonde. Épouvanté des scènes d’horreur qui se succédaient sans interruption, désespéré d’avoir contribué à dresser l’échafaud des girondins alors que par ses calomnies et ses sarcasmes il se proposait seulement de leur enlever le pouvoir, il essayait en ce moment de ramener les esprits à des sentimens plus humains, et dans son journal, le Vieux Cordelier, il osait faire entendre des conseils de clémence qui excitaient des rugissemens de fureur parmi les jacobins. Danton, qui, au fond du cœur, partageait ses sentimens, le plaisantait pourtant sur ce qu’il appelait ses faiblesses; mais Camille Desmoulins ne répondait rien à ces railleries. Il paraissait livré à de lugubres pressentimens. Le peu de mots qu’il laissait échapper se rapportaient à des recherches, à des observations sur les condamnations du tribunal révolutionnaire, sur le genre de supplice infligé aux condamnés et sur la plus noble ou la plus décente façon de s’y préparer et de le supporter.

Tels étaient les convives les plus habituels de Deforgues et les sujets ordinaires de leurs entretiens. Un jour, M. Miot aperçut au milieu d’eux un personnage qu’on n’avait pas coutume d’y voir : c’était Robespierre. Recherché dans sa toilette, composé dans ses manières, grave dans son maintien, il formait le plus étrange contraste avec le désordre et la grossièreté que les amis de Danton portaient presque tous, les uns par habitude ou par nature, les autres par une affectation marquée, dans leurs vêtemens, leurs gestes