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Jerrold, les moins heureuses devant le public, les plus goûtées cependant des connaisseurs. Dans la Modiste Blanche[1] (The White Milliner), lisez la scène entre un ex-pauvre diable devenu riche et le juge qui naguère l’avait puni de n’avoir pas le sou. Voyez, dans les Bubbles of the Day, ce lord Skindeep, pseudo-philanthrope, au jargon imposant et menteur ; ce Brown tourmenté par l’ambition paternelle, et qui tient absolument à ce que son fils « devienne quelqu’un ; » ce charlatan municipal, sir Phœnix Clearcake, qui monte un bazar par esprit national, « afin de peindre à neuf l’église Saint-Paul ; » ce capitaine Smoke, ingénieux spéculateur, qui veut prendre à bail le mont Vésuve et y établir une manufacture d’allumettes chimiques. C’est toujours l’aristocratie qui est en scène, avec ses faux dehors, son langage pompeux et prestigieux, les mystifications sociales à l’aide desquelles elle se maintient.

Ce qui est assez remarquable, c’est que toutes ces épigrammes décochées à la société anglaise sont datées de Paris d’abord, puis de Boulogne (1840), où Douglas Jerrold était allé s’établir, en vue du pays qu’on l’avait forcé de quitter ; il y occupait le cottage qui jadis a vu mourir l’infortunée Mrs Jordan, cette triste victime d’un caprice royal. Là furent écrites les deux comédies dont nous venons de parler, puis deux autres pièces, en deux actes chacune (The Prisoner of War et Gertrude’s Cherries, jouées en 1842, la première à Drury-Lane, la seconde à Covent-Garden). Celles-ci portent avec elles leurs certificats d’origine, puisque la scène de l’une est Verdun, et que la seconde se passe sur l’ancien champ de bataille de Waterloo, où l’on nous montre la bonhomie curieuse des pèlerins anglais cruellement exploitée par les fabricans de reliques militaires. Quand elles parurent, le laborieux auteur avait enfin recouvré son indépendance. Dès la fin de 1841, il avait pu rentrer en Angleterre et s’établir dans une de ces jolies villas suburbaines où il passa le reste de sa vie[2], jardinant pour se délasser d’écrire, entouré d’arbres, de fleurs et d’animaux. C’est un attrayant tableau d’intérieur que celui où M. Blanchard Jerrold nous raconte les journées de son père. On y voit le publiciste violent, le satirique amer, l’effervescent créateur de tant de publications diverses, sous un aspect inattendu, sortant dès le matin, en veste de chasse et

  1. C’était le surnom donné à une marchande de modes établie après 1688 dans les magasins ouverts autour de New-Exchange. Elle était toujours vêtue et masquée de blanc. On croyait reconnaître en elle la veuve du duc de Tyrconnel (lieutenant-général d’Irlande sous Jacques II), réduite par la mort de son mari et la déchéance des Stuarts à gagner ainsi sa vie.
  2. D’abord à Park-Village-East, Regent’s Park, puis à West-Lodge, Putney-Lower-Common.