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afin d’éviter le scandale que le refus de communion ne manquerait pas d’occasionner. Un des casuistes, persuadé qu’il avait affaire à un maniaque, et jugeant qu’il était important de savoir à qui le prince en voulait, lui fit entendre que, pour se prononcer, les docteurs avaient absolument besoin de savoir quel était cet ennemi si détesté dont il voulait se défaire, à quoi don Carlos, sans la moindre hésitation, répondit : « C’est mon père. » Aussitôt on avertit le roi, qui se trouvait alors à l’Escurial.

Telle est la version du valet de chambre. Nous remarquerons d’abord qu’il a pu entendre les menaces de mort proférées par le prince, mais qu’il n’a pas assisté à la consultation des docteurs. Toute cette partie de son récit, outre l’étrangeté, se concilie difficilement avec les dates. La scène de la consultation aurait eu lieu avant le 28 décembre 1567. Don Carlos ne fut arrêté que le 18 janvier 1568. Quelque temporiseur que fût Philippe II, on a peine à croire qu’il ait attendu si longtemps pour prendre un parti à l’égard d’un homme qu’il avait tout lieu de craindre, et qui portait des pistolets dans ses bottes.

Poursuivons. L’auteur de la relation déjà citée ajoute, et cette fois le fait est confirmé par la correspondance du nonce apostolique, que le 17 janvier don Carlos envoya commander pour le lendemain huit chevaux au directeur des postes. Celui-ci se hâta de répondre qu’il n’en avait pas, et fit aussitôt prévenir le roi, après avoir par provision envoyé loin de Madrid tous les chevaux qu’il avait. Philippe savait déjà, du moins en partie, les projets de son fils, car, « depuis quelques jours, écrivait le nonce, ce très religieux monarque faisait dire des prières dans plusieurs monastères pour que le ciel l’inspirât dans une affaire de la dernière gravité. » S’il faut en croire le valet de chambre, don Juan d’Autriche de son côté aurait prévenu le roi que don Carlos était parvenu à emprunter une somme considérable, 150,000 ducats (?), et lui avait proposé à lui, don Juan, de l’accompagner dans sa fuite. Le 18 janvier, don Juan étant allé voir le prince, celui-ci l’aurait accusé de trahison, aurait mis l’épée à la main, et don Juan aurait été obligé de se défendre et d’appeler des gens pour prévenir un duel entre oncle et neveu. Cette scène est rapportée par d’autres contemporains avec quelques variantes, et n’est pas absolument improbable.

Don Carlos, toute la cour le savait, avait fait une espèce d’arsenal de sa chambre à coucher. Notons en passant cette manie de s’entourer d’armes, si fréquente chez les personnes dont la raison est altérée. La porte de cette chambre à coucher était munie de verrous formidables, et le prince y avait fait adapter un mécanisme qui lui permettait, en tirant un cordon de son lit, d’ouvrir lui-même sa