Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/588

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la soumission des Flamands en leur accordant une amnistie, alors seulement Philippe fit étrangler Montigny. Il le fit étrangler dans le plus grand secret, après s’être fait écrire officiellement que Montigny était malade, qu’il était au plus mal, qu’il n’y avait plus d’espoir. En signifiant la sentence au condamné, on lui laissa espérer, toujours en vertu des instructions du roi, qu’il pourrait faire une sorte de testament, c’est-à-dire acquitter ses dettes et faire des legs pieux, à la condition de déclarer dans cet acte qu’il mourait de mort naturelle. Tout avait été merveilleusement calculé pour tromper les contemporains et dérober le crime à la postérité ; mais Philippe ne craignait que les contemporains. Il fit déposer aux archives de Simancas toutes les pièces de l’affaire, ses ordres, ses dépêches, le procès-verbal vrai et le procès-verbal faux de la mort de Montigny. Bien plus, il en fit part au duc d’Albe, qu’il n’avait pas consulté et qu’il n’avait pas besoin d’instruire. Il semble que tourmenté d’une certaine vanité d’auteur, il eût regretté que de si belles inventions restassent ignorées. Cette relation, qui était adressée à Bruxelles, fut prudemment traduite en chiffres. Le roi, minutieux en tout, et qui ne pouvait voir une feuille de papier écrit sans y mettre une apostille, après avoir rappelé les sentimens de dévotion que Montigny avait fait voir à ses derniers momens, et ce mot du confesseur chargé de l’assister qui disait : « Il s’est montré aussi bon catholique que je désire l’être moi-même, » le roi avait dicté d’abord cette observation : « Peut-être est-ce une illusion de Satan, qui, nous le savons, n’abandonne jamais l’hérétique à sa dernière heure. » Puis par réflexion, en marge de la minute, il écrivit de sa main : « Effacez cela dans la traduction en chiffres; des morts il faut toujours bien penser. » Pourtant il ne voulut pas perdre sa remarque, qui subsiste, et qu’on voit avec la minute de sa lettre au duc d’Albe dans les archives de Simancas.

L’impassibilité de Philippe dans les actions les plus horribles et les plus honteuses confond tellement les idées, qu’on se demande si l’homme capable de pareilles choses mérite d’être poursuivi comme une bête féroce par le fer et par le feu, ou seulement d’être enfermé dans une loge de fou. Assurément sa conscience n’était pas celle du reste des hommes. S’il lui échappe un trait d’humanité, il s’en excuse. Il donne quelques aunes de drap noir pour que les domestiques de Montigny accompagnent décemment à l’église les restes de leur maître, mais il a grand soin de dire au duc d’Albe a que la dépense était minime, les domestiques étant en très petit nombre. » On ne peut comparer la tranquillité d’âme de Philippe qu’à celle du bourreau qui verse le sang et n’a point de remords, sachant qu’il est l’instrument de la loi. Philippe était, croyait-il, l’instru-