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contingent des uns ne peut être augmenté qu’au détriment des autres. Aux clartés que répand l’économie politique, ces appréhensions s’évanouissent comme des fantômes au grand jour. On voit que la somme des richesses produites et partageables est la résultante nécessaire, non pas des ressources naturelles du pays, mais des lois qui y régissent le travail, soit directement, soit d’une manière indirecte. On constate qu’en une foule de circonstances, l’activité féconde des individus est entravée, amoindrie par des arrangemens restrictifs, et qu’il en résulte une déperdition de forces si étrange qu’on s’en ferait difficilement une idée sans l’habitude de ce genre d’analyse. On acquiert cette conviction rassurante, que, sous l’influence de la liberté économique aidée par une bonne éducation populaire, la richesse produite se mettrait en équilibre avec les besoins, et qu’enfin, par un phénomène merveilleux, quoique facile à expliquer, les inégalités trop choquantes se réduiraient, sans que le bien-être des classes dominatrices fût amoindri[1]. Sans doute la misère ne disparaîtra jamais de ce monde, il restera des détresses occasionnées par les infirmités physiques ou l’immoralité de certains individus; mais, le mal ne découlant plus que de ces deux causes, la charité, si impuissante aujourd’hui, suffirait à le soulager, et la misère serait réduite à des proportions telles qu’elle cesserait d’être une inquiétude pour les classes satisfaites, un scandale et une provocation pour les esprits aigris et irritables.

Je reviens au livre de M. Courcelle-Seneuil. Son caractère ressort de tout ce qui précède, comme son opportunité. Au moment où on pouvait craindre que la confusion ne s’introduisît dans l’économie politique, l’auteur de la ploutologie a fait un retour vers la théorie pure, en y adaptant la méthode des sciences exactes avec plus de précision qu’on ne l’avait fait avant lui. La vulgaire ambition d’agrandir la science en l’encombrant de détails ne l’a pas fourvoyé. Il s’est appliqué au contraire à éliminer les phénomènes accidentels ou transitoires, et n’a admis dans son cadre que les faits généraux, essentiels, dont l’énoncé synthétique peut exprimer une grande loi naturelle. Ses formules, élargies par ce procédé, ne sont plus seulement applicables au milieu industriel que nous connaissons; elles peuvent éclairer les différens âges historiques. Grâce à cette mé-

  1. Exprimons par 100 le revenu collectif d’une nation, et supposons que le contingent des classes nécessiteuses prises dans leur ensemble est de 32, tandis que la part de ce revenu afférente aux classes supérieures est de 68. Telle est la proportion observée dans les calculs résumés plus haut. Eh bien! si par des réformes intelligentes la multitude vivant de son labeur arrivait à percevoir un revenu collectif égal à 45, la production totale s’élèverait indubitablement, et si elle atteignait 120 par exemple, il resterait aux classes supérieures 75 au lieu de 68.