Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/569

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins grand de travailleurs accomplissent l’œuvre de production. La distribution des biens acquis se fait par un pouvoir supérieur qui assigne à chacun son contingent. Ce régime doit être assez tolérable à l’origine, parce que la tutelle du chef y est ordinairement tempérée par un sentiment religieux ou paternel, et puis l’espace est vaste pour ces familles peu nombreuses ; les richesses naturelles sont surabondantes, les besoins peu développés. Cependant le propre du régime d’autorité est de paralyser une grande partie des forces et des ressources sociales. La population augmente en même temps que les appétits grandissent. Le malaise se fait sentir. On constate que le régime en vigueur est insuffisant pour donner satisfaction aux besoins de la communauté. On commence à avoir idée d’un autre mode de distribution, plus rationnel et plus équitable, où chacun, travaillant selon son intelligence et ses forces, resterait maître et dispensateur des produits de son travail et aurait le droit de les échanger contre les fruits du labeur d’autrui. Alors seulement l’idée et le sentiment de la propriété individuelle, base des sociétés modernes, s’insinuent dans les esprits.

Placez-vous à ce point de vue pour embrasser l’histoire du monde, et vous verrez toujours et partout se produire l’antithèse que je signale. Premièrement, l’autorité, c’est-à-dire le groupe des révélateurs religieux ou des dominateurs civils, organise le travail et règle la distribution des produits de la manière qui correspond le mieux au genre de protectorat personnifié en eux. Secondement, le régime artificiel imposé par le pouvoir directeur laissant bientôt des besoins en souffrance, il se fait au sein des peuples un remuement instinctif, une sourde et mystérieuse élaboration pour amener un régime plus ou moins conforme à cette justice distributive, dont la vague idée existe dans les esprits. Ce mouvement libérateur s’accomplit comme un combat dans les ténèbres, où l’on ne sait pas la portée des coups. Les résultats en sont diversifiés de mille manières, selon les besoins du moment ou le génie des peuples. Que le vieux moule des castes soit brisé par un nouveau principe religieux, que l’esclavage gréco-romain fasse place au colonat servile, et celui-ci au fermage libre; que l’industrie des villes s’émancipe à l’abri des chartes communales, qu’un péage soit supprimé, un monopole renversé, un progrès accompli dans les contrats d’échange, tout cela contribue à l’affranchissement nécessaire. A vrai dire, la lutte pour la liberté politique n’a jamais été au fond qu’une revendication instinctive et confuse de la liberté vraie dans l’ordre économique. Si l’une est le moyen visible, l’autre est le but, aperçu seulement par les gens éclairés.

Cette transformation du principe de distribution arbitraire pour aboutir à la propriété personnelle et à l’échange libre est donc une