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fert ou à la conservation des produits. Si l’on se décide à considérer la terre comme un agent, il serait plus juste de dire que les forces productives sont au nombre de trois, et je m’étonne que M. Courcelle-Seneuil n’ait pas introduit cette division, car elle ressort exactement de son analyse. En décomposant le travail humain, il y distingue un effort corporel et un effort intellectuel. Le premier, soumis aux lois de la matière, ne pouvant se développer sur deux points à la fois, est limité dans ses effets par la puissance de celui qui l’exerce; c’est la main-d’œuvre proprement dite. La dextérité et la vigueur d’un ouvrier ne servent de rien à un autre ouvrier, et quand le labeur cesse, l’utilité s’évanouit. Dans l’effort intellectuel au contraire, il y a un résultat qui survit à celui qui l’a produit, et dont les imitateurs profitent indéfiniment et sans sacrifice. Ces acquisitions successives constituent au sein de chaque groupe humain un fonds commun d’expérience, un idéal d’exécution que l’auteur de la ploutologie appelle l’art industriel[1]. Or cette puissance impersonnelle et collective, cette aptitude diffuse au sein d’un peuple me paraît être une troisième force productive, puisqu’elle est tout à fait distincte de la fécondité terrestre et du labeur individualisé.

Sous ce nom d’art industriel, l’auteur comprend non-seulement les inventions tendant à dominer la matière, comme celles qui procèdent de la mécanique ou de la chimie, mais aussi les combinaisons d’ateliers plus ou moins ingénieuses, la pratique commerciale plus ou moins perfectionnée, la législation et même la discipline morale dans leurs rapports avec la production. De même que l’aptitude industrielle est inégale entre les individus, il y a aussi des degrés nombreux, quant à l’éducation industrielle, entre les divers groupes humains, soit que l’on compare entre eux des peuples divers, soit que l’on considère un même peuple, ou même l’humanité prise dans son ensemble, à des âges différens de leur existence. Ce degré d’avancement dans l’art industriel constitue un fait dont il faut tenir compte dans les spéculations de l’économie politique, de même qu’en physique, avant d’opérer, on doit constater la température générale par laquelle les corps sont influencés. M. Courcelle-Seneuil n’y manque jamais : il a poussé loin l’analyse des forces productives, et les formules qu’il introduit deviendront des instrumens fort utiles pour mesurer la place qu’occupe une société dans l’ordre industriel, comme pour aviser aux moyens d’enrichissement.

Un autre avantage de cette nomenclature est de simplifier beau-

  1. La dénomination n’est peut-être pas fort heureuse; j’aimerais mieux : l’idéal industriel, ou tout simplement l’éducation. Toutefois, comme la pensée de l’auteur est juste, il n’est pas difficile de la saisir, malgré le vague de l’expression.