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l’Autriche étend chaque jour sa puissance maritime en Orient; ce n’est encore qu’une marine de commerce, mais active, intelligente, ambitieuse. A Vienne, l’Autriche est une grande puissance continentale; à Trieste, elle devient chaque jour une puissance maritime. Héritière de Venise qu’elle n’a pas tuée[1], elle se souvient que Venise a régné sur l’Adriatique et dominé dans l’Archipel. Elle voudrait faire de l’Adriatique un lac autrichien, et voilà pourquoi elle ne veut pas que rien s’y crée d’indépendant. L’inertie turque sur la côte orientale de cette mer l’accommode, car elle n’en craint rien, et elle en profite. Partout elle se substitue aux Turcs par ses marins de Trieste, de l’Istrie et de la Dalmatie, qui sont les plus actifs et les plus entreprenans du monde. Elle n’a pas voulu que le Monténégro obtînt un port sur l’Adriatique, non qu’elle craigne le Monténégro, mais ce port monténégrin serait une exception à la souveraineté qu’elle se prépare. Ce sont ces préparatifs ambitieux que sir John Young voit de son observatoire de Corfou et qu’il signale à l’Angleterre. Il lui propose de céder les Iles-Ioniennes à la Grèce, mais de garder Corfou afin d’être toujours en mesure d’empêcher la souveraineté maritime de l’Autriche dans l’Adriatique.

La mauvaise humeur que sir John Young témoigne dans ses dépêches contre l’Autriche ne tient pas seulement, j’en suis persuadé, aux progrès et aux projets de cette puissance dans l’Adriatique. Ce n’en est que la moindre cause. La vraie cause, c’est qu’à Corfou sir John Young voit très-bien que la politique que l’Angleterre suit en Orient profite à l’Autriche seulement et point du tout à l’Angleterre. L’Autriche, se servant habilement des anciennes maximes de la politique anglaise en Orient, fait croire à l’Angleterre qu’elle a toujours le même intérêt qu’autrefois au statu quo de l’Orient. Lord Chatam disait qu’il ne faisait pas l’honneur de cinq minutes seulement de conversation à quiconque ne comprenait pas que le maintien de l’empire ottoman était indispensable à l’équilibre européen. Lord Chatam avait raison de son temps, et c’était alors aussi la maxime du gouvernement français avant 1789. Au temps de lord Chatam et avant 89, la Turquie, quoique déjà en décadence, avait encore une certaine force; elle pouvait soutenir et défendre elle-même son statu quo. La Turquie aujourd’hui est un état qu’il faut défendre contre ses voisins quand elle en a d’ambitieux, et qui bientôt peut-être demandera qu’on le défende contre ses sujets. Dans cette condition, sert-elle à conserver l’équilibre européen ou à l’ébranler par les embarras de son agonie? A quoi surtout sert-elle à

  1. C’est au traité de Campo-Formio, à la république française et au général Bonaparte, qu’il faut s’en prendre de la mort de Venise.