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tour à tour de l’obscurité à l’apothéose et de l’apothéose à une réaction inévitable et non moins exagérée que ne l’avait été son succès. Nous fûmes plus équitable que ses admirateurs et ses adversaires, et dans une appréciation de l’ode-symphonie le Désert, nous croyons avoir fait la juste part aux qualités exquises, mais limitées, du talent de M. Félicien David; nous eûmes le courage alors, et nous l’aurons toujours en pareille circonstance, de recommander M. Félicien David à l’attention de la direction de l’Opéra, en disant qu’il y avait dans le nouveau compositeur une veine d’inspiration naturelle qu’il fallait se hâter de mettre en œuvre. Je me rappelle même que je donnais le conseil d’associer le talent pittoresque de M. Théophile Gautier à celui de M. Félicien David, dont il fallait ménager l’imagination délicate et guider l’inexpérience. Mais on sait que la critique, comme la pauvre Cassandre, n’est écoutée que de l’opinion publique, et qu’elle n’a aucune influence sur les grands esprits qui dirigent la destinée des théâtres lyriques de Paris. On a laissé pendant quinze ans M. Félicien David se morfondre dans la solitude et gaspiller sa verve sur une foule de sujets peu dignes de son talent. Enfin un homme d’esprit a été mis à la tête de l’administration de l’Opéra, qui s’est empressé de tendre une main secourable à l’auteur du Désert, de Christophe Colomb et de la Perle du Brésil. C’est à M. Royer que le public doit en effet de pouvoir applaudir les jolis morceaux de la partition d’Herculanum, qui, sans être un chef-d’œuvre, tiendra honorablement sa place dans le répertoire si peu varié de l’Opéra.

Il faut continuer et ne pas s’arrêter à ces essais. Si j’avais une influence quelconque sur la direction de l’Opéra, ce qu’à Dieu ne plaise ! je pousserais l’audace jusqu’à prier M. Berlioz de me faire l’honneur de passer dans mon cabinet et je lui dirais : « Monsieur, les petits journaux qui vous sont dévoués, et aux yeux desquels vous passez depuis trente ans pour un grand compositeur, parlent tous avec enthousiasme d’un opéra en cinq actes, le Siège de Troie, dont vous avez fait les paroles et la musique, à l’instar de M. Richard Wagner, l’auteur fameux du Lohengrin et du Tannhäuser. Eh bien! monsieur, je mets le théâtre de l’Opéra à votre disposition, et à moins que vous ne me demandiez de faire enfoncer les murs pour y faire pénétrer le fameux cheval de bois, nécessaire sans doute à l’illusion dramatique de votre sujet, je vous accorde autant de saxophones, de saxhorns et de saxotromba qu’il vous en faudra pour rendre les conceptions sublimes de votre pensée, sans que vous ayez le droit de m’accuser d’avoir jamais confondu des instrumens aussi différens, et dont je n’admire pas autant que vous l’introduction dans nos orchestres. Vous pourrez même y ajouter la trompette marine, sorte de monocorde qui remonte au XVIe siècle et qui fait les délices de ce brave M. Jourdain, et je vous assure, monsieur, que vous avez tort de vous moquer, comme vous l’avez fait dans une récente publication de haut goût, du public du Théâtre-Français quand il éclate de rire au nom de la trompette marine, ainsi nommée parce que le son que produisait cet instrument informe ressemblait au son rauque d’une conque marine. » Mais que M. Berlioz se rassure : je ne serai jamais qu’un philosophe amateur de belles choses, et je n’aurai jamais le pouvoir de faire exécuter son Siège de Troie.


P. SCUDO.


V. DE MARS.