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« Le prince Mavrocordato, dit-il quelque part dans son journal, m’a fait prier à dîner. Il y avait parmi les convives des officiers de la marine anglaise du Sparowhack, des officiers de la marine française de la Daphné, des membres du gouvernement et du corps législatif, des philhellènes. De ma place je distinguais deux bâtimens sardes qui étaient entrés dans le port de Napoli depuis une heure, et qui avaient déployé au grand mât leur bannière nationale : je ne pouvais détacher mes j’eux de cette bannière, ni m’arracher aux pensées que cette vue réveillait en moi. Pendant ce temps, une musique militaire jouait la valse dite de la reine de Prusse, et mon voisin ému soupira en disant : « Quels souvenirs me rappelle cette valse ! » Puis il resta muet comme moi à la vue de ma bannière azurée qui flottait dans le port. Au moment où fut servi le vin de Champagne, mon voisin, qui était un Allemand philhellène, se secoua et me porta un toast en disant : « A votre prochain retour dans votre patrie ! au jour où cette bannière sera encore la vôtre ! » Je lui répondis par cet autre toast : « A celle avec qui vous avez dansé la valse de la reine de Prusse ! Puissiez-vous la revoir bientôt ! — Ah ! non, jamais ! reprit-il avec un soupir comprimé où se révélait un regret profond. » Il se tut un instant, puis il poursuivit: « J’avais ou du moins je croyais avoir des motifs de me plaindre d’elle, et je la laissai pour venir en Grèce; mais au bout d’un an je me persuadai qu’elle était nécessaire à ma vie, et je voulus la revoir. Retourné en Europe, j’accourus à Weimar et je ne la trouvai plus! Elle avait épousé un officier prussien, et elle demeurait avec lui à Coblentz. Je descendis aussitôt le Rhin jusqu’à Coblentz, et j’arrivai le soir d’un gala. Je la revis à ce gala, je dansai encore une fois avec elle cette valse qu’on jouait tout à l’heure, et le lendemain je quittai Coblentz, me dirigeant vers Gênes. Là je m’embarquai pour la Grèce, et de la Grèce je ne partirai plus. » Et voilà le troisième philhellène qui, s’étant ouvert à moi des motifs qui l’ont conduit en Grèce, m’a avoué qu’il avait été conduit ici par un amour malheureux! Fabvier lui-même serait-il ici sans un motif de cette nature? Mme de Staël dit à propos du suicide de Werther, si je ne me trompe : « N’est-il donc pas quelque part quelque noble cause à laquelle puisse se consacrer ce malheureux qui s’ôte la vie avec désespoir ? » Pour beaucoup de philhellènes cette noble cause est la Grèce ! »


Juste et fine observation de tout ce mouvement de la vie et d’une des plus saisissantes particularités morales de notre temps ! Appréciation ingénieuse, et qui n’est pas moins vraie, du rôle de ces causes exceptionnelles qui deviennent en certains momens la dernière ressource de toutes les activités et de toutes les inquiétudes ! Quant à M. de Collegno, il était allé en Grèce, poussé sans doute par le besoin de secouer par l’action le poids de l’exil, et aussi parce qu’il croyait être utile à une nation sœur ou mère de l’Italie. Il s’était trompé: il n’avait excité que des ombrages; il avait été réduit à un rôle inavoué et équivoque; il avait perdu plus d’une illusion sur les Grecs, et il avait dépensé un an de sa vie. Lorsqu’il voulut repartir, il se trouva, par je ne sais quelle étrange coïncidence, reprendre passage sur le même navire, la Little Sully, qui l’avait