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humaine a pourtant quelquefois des jeux bizarres. Laissez s’écouler trente années. Lorsque Charles-Albert, monté au trône et accablé sous le désastre de Novare, quittait le Piémont en proscrit volontaire, qui rencontrait-il sur son passage? quel était son dernier compagnon de route au moment où il franchissait la frontière du pont du Var? C’était le fils d’un de ces conjurés de 1821, le comte Théodore de Santa-Rosa, alors intendant-général de Nice, aujourd’hui secrétaire-général du ministère de l’intérieur à Turin. Et bientôt après, lorsque le sénat piémontais envoyait une députation pour rendre un suprême hommage à ce prince vaincu dans son humble retraite de Porto, qui comptait au premier rang parmi ces derniers courtisans du malheur? C’était M. de Collegno, qui offrit au roi de partager son exil. Charles-Albert fut ému de cette offre, par laquelle il se sentait en quelque sorte amnistié d’avoir laissé se prolonger pour son ancien écuyer un exil qu’il aurait pu faire cesser plus tôt depuis qu’il était monté au trône. Il n’accepta point ce témoignage de dévouement, ne voulant associer personne à son sacrifice; mais, montrant M. de Collegno à ceux qui venaient le visiter, il leur disait : « Voici un ami qui m’est fidèle depuis trente-deux ans. » Dans la pensée de ces deux hommes, du roi et de l’ancien serviteur, ces deux dates de 1821 et de 1849 semblaient se confondre; tout le reste était effacé.

Rêve d’une régénération libérale pour le Piémont, espoir d’une guerre nationale contre l’Autriche, chances d’une vie d’honneur sous le drapeau, tout s’évanouissait à la fois en 1821 pour ces jeunes officiers, qui se retrouvaient le lendemain proscrits et incertains de l’avenir. C’étaient d’ailleurs des hommes d’une nature singulièrement différente. Santa-Rosa avait plus d’intelligence politique, plus de puissance d’action et d’initiative; il eût été sans nul doute un habile et énergique ministre dans un état constitutionnel régulier. M. de Collegno était un esprit plus fin, d’une sagacité pénétrante et élevée, d’un jugement qui ne se laissait point tromper. Ce n’était pas un émigré vulgaire. Jeté hors de son pays dans la force de la jeunesse, doué d’instincts supérieurs et façonné par la vie militaire, il n’avait aucun goût pour les conspirations et les menées occultes; mais il se sentait prêt à mettre son épée au service de toutes les causes qui avaient alors pour elles une apparence de libéralisme ou de revendication généreuse, et ici commence cette odyssée d’un proscrit qui se sent attiré dans le tourbillon des événemens, moitié par ce besoin d’activité inhérent à la jeunesse, moitié par une certaine curiosité d’intelligence. Ce n’était pas seulement un soldat qui partait successivement pour l’Espagne et pour la Grèce, c’était aussi un observateur, et même quelquefois un observateur sans pitié pour la cause que l’exilé allait servir de son épée. Cette partie de sa vie,