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Sheerness, qui était en 1807 un simple allumeur de quinquets au service de M. Samuel Jerrold, — l’honnête Jogrum Brown, il faut le nommer, — se rappelle encore le petit Douglas dans les bras d’Edmund Kean jouant Rolla[1].

En 1813, année à jamais sinistre, l’Angleterre en péril, épuisée d’hommes, arrivée au dernier ban de ses soldats et de ses matelots, donnait des armes à qui en demandait, sans choisir, sans compter, sans regarder. Le petit apprenti-comédien, qui depuis sept ans, mêlé à la belliqueuse populace de Sheerness, s’était fortement imbu des passions nationales, lève un jour ses bras débiles et demande, lui aussi, à se battre. Il sera marin comme Nelson. Il luttera, lui aussi, contre Buonaparte. On le prend au mot, chose étrange à dire, et ce héros de onze ans est enrôlé parmi les volontaires de première classe : il revêt l’uniforme; on l’envoie (décembre 1813) à bord du vaisseau-gardien le Namur, sentinelle flottante à l’embouchure de la Nore. L’enfant, il est vrai, n’a pour ainsi dire pas quitté le toit paternel. Le capitaine sous les ordres duquel on l’a placé admet familièrement dans sa cabine ce midshipman imberbe, auquel les matelots n’obéissent qu’en souriant. Le petit Douglas passe ses journées à lire et relire Buffon, passionné qu’il est pour l’histoire naturelle, à élever des pigeons, qu’il aime à voir tournoyer au-dessus des mâts de l’escadre, enfin à organiser un théâtre dont les décorations sont hardiment brossées par un autre marin, un peu plus âgé, un peu plus sérieux, qui sera plus tard un des premiers paysagistes anglais[2]. Tels sont ses passe-temps, mais il s’indigne d’y être réduit. Il écoute d’ailleurs, il observe, et de cette précoce étude on verra ce qui devait sortir. Pour le moment, l’écrivain futur s’ignore encore. Il demande à marcher, à combattre. Cette immobilité du guard-ship, cette faction qu’il monte depuis deux ans déjà lui pèse et le fatigue. Il est marin de cœur et d’âme : il a le feu sacré de ce rude métier, le courage véhément, l’enthousiaste

  1. Il n’est peut-être pas sans intérêt pour les biographes de savoir que ce phénomène tragique, Edmund Kean, avait débuté à Sheerness en 1804, sous le nom de Carey. C’était à peine un adolescent, et on le payait à raison de 15 shillings par semaine pour jouer indifféremment la tragédie, la comédie, la farce, l’opéra, l’intermède et la pantomime. Il y reparut en 1807, après un voyage en Irlande, dans le rôle d’Alexandre le Grand. « Alexandre le Petit, s’écria l’un des spectateurs, faisant allusion à la taille exiguë du jeûne acteur. — Petit, c’est possible, repartit celui-ci, les bras croisés sur la poitrine et jetant un regard terrible au mauvais plaisant déconcerté,... mais avec une grande âme!» Le même soir, dans un médiocre vaudeville intitulé le Jeune Hussard, son jeu fut tellement nerveux, tellement expressif, qu’une des actrices qui lui donnaient la réplique se trouva mal et fut emportée sans connaissance hors de la scène. Ces souvenirs étaient personnels à Douglas Jerrold, et c’est grâce à la précocité de sa mémoire qu’ils ont été transmis à M. Procter, le biographe d’Edmund Kean.
  2. Clarkson Stanfield.