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grand Etienne. Non loin de la tente du khan de Crimée, sous le chêne du Trépassé, un Roumain est enchaîné. Deux Tatars le torturent, deux autres se préparent à l’empaler, et cependant Groué chante « comme s’il allait à une messe. » Les femmes des Tatars, les épouses des mirzas (nobles), se précipitent dans la tente de Ghiraï en demandant la mort du « fameux vaillant » qui a changé en désert une partie de leur pays. Disposé à venger ses sujets, « le grand Ghiraï » tire son kanjar et interroge le guerrier moldave, qui répond en se moquant de sa colère :


« Holà hé! vieux khan, laisse ton kanjar à sa place, car je suis un fils de Roumain, et je me ris d’un païen tel que toi. Tu me demandes si j’ai donné la mort à beaucoup de Tatars. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait plus pardon pour moi, n’importe, je te dirai la vérité. Écoute. »


Après avoir énuméré ses exploits avec une verve vraiment guerrière, Groué déclare qu’il est prêt à mourir, mais qu’il « veut confesser ses péchés, » car, dit-il ironiquement, a je suis bien criminel, bien chargé de péchés ! J’ai séduit ta propre sœur, et j’ai tué ta mère, et j’ai massacré ton jeune frère, et j’ai brûlé vif ton vieux père. » Ghiraï consent à envoyer le Moldave auprès d’un prêtre chrétien qui « chante des psaumes nuit et jour dans l’intérieur d’un monastère;» mais Groué se précipite sur son escorte, fait le signe de la croix, saisit une hache, disperse les mirzas et leurs gens, puis il pénètre dans l’écurie du khan, où il s’empare d’un « cheval qui n’a jamais vu la lumière du jour depuis que sa mère l’a mis au monde[1]. » Monté sur ce « poulain de quatre ans, » il s’élance à l’entrée de la tente du khan, et défie ses coursiers et ses cavaliers. Les Tatars volent à sa poursuite sur le steppe, couvert d’herbes sauvages et d’ivraie, sans pouvoir atteindre le cheval noir, qui dévore l’espace et hennit avec fierté. Tout à coup, au moment où les « païens » sont dispersés dans la plaine sans limites, Groué se retourne, « se précipite comme un ouragan dans un champ de blé, » atteint les Tatars les uns après les autres, et les moissonne avec son glaive comme des gerbes d’épis mûrs. Après cet exploit, le héros moldave quitte le Boudjiak[2] et revient en Moldavie, « pareil au soleil, qui répand à la fois la lumière et la chaleur, car il lit beaucoup de bien en ce monde, afin de racheter son âme. »

L’islamisme, que les Tatars européens finirent par embrasser tous, amena aux bords du Danube des races encore plus hideuses que la race jaune. Lorsqu’une partie de l’Afrique se fut rangée sous

  1. Allusion à un préjugé populaire des Roumains. Tout cheval, pour devenir bon, doit être élevé trois ans dans les ténèbres.
  2. Partie basse de la Bessarabie.