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depuis Herder et Goethe, c’est là un des courans de la poésie germanique, et un courant qui ne s’interrompt pas. Qu’a fait Rückert depuis trente ans? Qu’ont fait M. Daumer et M. Bodenstedt? Il y a deux ans, un écrivain, très |estimable, M. Gruppe, publiait sur Firdousi tout un poème en sept chants. Récemment encore, M. Adolphe de Schack, l’un des trois juges du concours de Munich, traduisait en beaux vers plusieurs fragmens du Shah-Nameh, et donnait sous ce titre : Voix du Gange, de merveilleux échos des poèmes hindous[1]. Les écrivains qui se livrent à ces études savent très bien que ce ne sont que des études. Si l’imitation du Shah-Nameh pouvait faire jaillir des sources de poésie, la littérature d’imagination en Allemagne n’en serait pas où elle est. Il est singulier qu’on renouvelle avec fracas la société des poètes de Goettingue, société toute germanique, tout inspirée de l’enthousiasme national, et qu’on arrive à cette conclusion : imiter le Shah-Nameh ou mourir. Il est plus singulier encore que ces disciples des vieux Persans s’appellent les Jeunes Germains.

J’ai parlé de ce groupe de poètes qui essaya de réagir, vers 1772, contre l’affaissement de l’imagination allemande; il y a un autre épisode célèbre, et amené par des causes analogues, dans l’histoire de la poésie au-delà du Rhin : c’est le recueil des Xénies, publié par Goethe et Schiller. Vingt-cinq ans après l’insurrection des enthousiastes de Goettingue, le mal qu’ils avaient voulu combattre sévissait de nouveau; l’indifférence publique favorisait la littérature banale, et l’art sérieux était menacé. Ce fut alors que l’auteur d’Iphigénie et l’auteur de Don Carlos firent pleuvoir sur les écrivains de leur temps une véritable grêle d’épigrammes. On a voulu renouveler de nos jours la franc-maçonnerie des poètes de Goettingue; on a essayé aussi de reproduire les Xénies de Schiller et de Goethe. L’auteur de cette tentative a intitulé son recueil : Voyage d’Henri Heine aux enfers[2]. Henri Heine est mort et descendu aux enfers; de temps à autre cependant, l’auteur d’Atta-Troll, avec la permission du diable, vient voir ce qui se passe sur le theatrum mundi, dans le foyer des artistes. « L’Allemagne, dit-il, n’est guère intéressante en ce moment; j’y suis allé toutefois, attiré par un bruit qui s’était répandu jusqu’au pays de Satan, bien plus loin encore, jusque chez les Parisiens eux-mêmes. On parlait d’un art nouveau découvert en Allemagne. Drame de l’avenir, peinture de l’avenir, musique de l’avenir, ces mots retentissaient sans cesse âmes oreilles. Je voulus me réchauffer à ce nouveau soleil de poésie. Dieu ! qu’il faisait froid! J’en grelotte encore. » Et le pauvre Henri Heine, en grelot-

  1. Epische Dichtungen ans dem Firdusi, — Stimmen vom Ganges, von Adolf Friedrich von Schack; Berlin 1857.
  2. Hoellenfahrt von Heinrich Heine, Hanovre 1857.