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dent écrivain, M. Kruger, voyant bien quelle maladie de langueur frappait l’imagination de son pays, a renouvelé à sa manière l’exemple des poètes de Goettingue. Établi à Hambourg, il a fondé une société littéraire, la Société des jeunes Germains, dont la mission est de réveiller, s’il se peut, les fils endormis de Schiller et de Goethe. Je ne sais si les conjurés ont prononcé des vœux, s’ils se sont réunis sous les chênes d’Arminius, et si les branches séculaires ont répondu en frémissant à leurs appels; je ne sais s’ils ont allumé leurs pipes avec les feuillets lacérés des romans d’hier. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont senti le mal de la littérature contemporaine, et qu’ils voudraient bien le guérir.

Excellent désir, mais insuffisant; l’enfer est pavé de bonnes intentions. M. Kruger était-il préparé à la tâche qu’il se donne aujourd’hui? Nullement, et ceux qui se rappellent ses précédens travaux ont dû être fort surpris de cette levée d’armes. M. Kruger est cet orientaliste qui crut trouver dans les poétiques récits du Shah-Namch les documens certains d’une histoire antédiluvienne. Le titre seul de son livre révèle une assurance incomparable : Histoire primitive de la race indo-germanique. La Conquête de la Haute-Asie, de l’Egypte et de la Grèce par les Indo-Germains. Ainsi une époque tout entière, une époque antérieure à l’histoire et que l’érudition peut seulement soupçonner, était retrouvée en détail, expliquée de point en point, racontée sans hésitation avec la série des dates. L’auteur avait fait cette petite découverte par des procédés à lui connus, en interprétant avec génie les traditions de la poésie persane. C’était exactement le contre-pied du scepticisme de Niebuhr. Niebuhr, disséquant le récit de Tite-Live, y avait vu des fragmens d’anciens poèmes; M. Kruger prenait un poème persan et y découvrait les primitives annales de la race aryenne. La science allemande, si accoutumée qu’elle soit aux témérités de l’exégèse, fut stupéfaite d’une telle audace. Il est permis, je pense, à la critique littéraire d’éprouver aussi quelque surprise, quand elle voit M. Kruger arriver tout à coup du fond des âges mythiques pour faire la leçon au XIXe siècle. — Le seul moyen de salut pour l’imagination allemande, s’écrie M. Kruger, c’est d’étudier l’Orient, l’antique Orient, le berceau de notre race; étudions surtout le Shah-Nameh, et une nouvelle période s’ouvrira pour les imaginations rajeunies[1]. — Admirable promesse! Il y a longtemps que les poètes de l’Allemagne ont les yeux tournés vers l’Orient;

  1. L’organisation et le but de l’école poétique des Jeunes Germains sont exposés dans une brochure dont voici le titre : Die Junggermanische Schule. Ziel und Grundsätze derselben dorgeleyt von ihr selbst, 2e édition; Altona 1859, in-8o. Les Jeunes Germains publient un recueil, les Feuilles du Nord (Nordische Blaetter), qui paraît à Hambourg sous la direction de MM. F. J. Kruger et Willibald Wulff.