Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/382

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était alors un honneur que recherchaient les plus illustres, et vous trouvez inscrits sur ce livre d’or tous les noms nobles du Holstein, du Slesvig, du Lauenbourg, du Mecklembourg, des états de Brunswick et de Westphalie. Depuis le XVIe siècle, nulle autre maison que celle des ducs de Holstein-Gottorp n’eut le privilège de fournir des évêques à la hanse. Ces évêques résidaient à Eutin, à deux pas de Lubeck, et tous les membres du chapitre avaient leurs hôtels dans la ville, où, profitant des loisirs respectifs de leurs charges de cour, ils venaient s’installer avec leur suite et faire grande chère. L’effectif de l’armée, infanterie et artillerie, s’élevait en 1759 à un millier d’hommes, dont le gouverneur de la ville, nommé par une commission du sénat, avait le commandement.

C’était donc, ainsi que nous l’avons dit, ce gouverneur qu’il s’agissait de nommer. Le sénat élut sa commission, la commission vota, et qui elle choisit entre vingt, ce fut Chasot, le chevalier François Egmont de Chasot, gentilhomme normand, ancien colonel aux dragons de Baireuth, depuis le 20 juin 1754 devenu bourgeois de la ville libre de Lubeck, et comme tel inscrit sur les registres de l’état civil. Le fait est que Chasot n’y avait pas tenu. Rentré en France après un séjour de près d’un quart de siècle à l’étranger, il s’était dès le lendemain trouvé dépaysé dans sa patrie; esprit aventureux et cosmopolite, n’ayant pour le sol natal proprement dit rien de cette exaltation fiévreuse, de ce sublime enthousiasme qui furent le produit de la révolution française, il se demandait si là où sont les principes et les affections, là n’était point la vraie patrie, et si cette terre d’Allemagne qu’il avait noblement arrosée de son sang, où vivaient ses meilleurs amis, n’était pas pour le moins autant sa mère que cette terre de France où il ne connaissait plus personne. À cette question, la réponse fut qu’il se mourait d’ennui, que l’air de Paris ne lui convenait nullement, et qu’il fallait au plus tôt se remettre à courir le monde. Justement le duc de Mecklembourg venait de mourir (11 décembre 1752). Adolphe-Frédéric III avait pour femme cette charmante Sophie-Dorothée dont Chasot était l’ami, et qu’il visitait si assidûment, quelque dix ans auparavant, pour charmer les monotones solitudes de la vie de garnison. L’auguste veuve, s’étant retirée aux environs de Schwerin, n’eut garde d’oublier Chasot, qui se consola dans cette gracieuse et spirituelle compagnie du chagrin de ne pouvoir rentrer en Prusse, et ce fut alors que le chevalier, pour ne rien perdre de la douceur de cette intimité, songea à s’établir dans le pays.

Lubeck était à peu de distance. Chasot s’y choisit, non dans la ville, mais sur le penchant d’un coteau du voisinage, une agréable maison entourée d’un jardin qu’il appela Marly, et où, comme Cincinnatus, renonçant aux grandeurs de la terre, il s’occupait à tailler