Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/374

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vit qu’une sorte de maniaque dont il fallait se débarrasser au plus vite. Bientôt, les plaintes de cet Orphée l’ennuyant outre mesure, il lui fit dire poliment que, s’il ne s’empressait de quitter Berlin dans. les vingt-quatre heures, on l’enverrait chercher son Eurydice, non point dans les enfers, mais au fin fond d’une casemate, et lord Stuart obéit en invoquant Erinnys. Quelques lettres qu’il écrivit de Hambourg à l’objet de ses feux furent interceptées par la police. Pensant qu’on dédaignait de lui répondre, le jeune lord s’en retourna dans son pays, entra au parlement et y devint l’un des adversaires les plus éloquens de la politique étrangère du roi de Prusse. Quant à la signora Barbarina, les succès, la fortune et la faveur d’un illustre monarque ne tardèrent pas à lui faire prendre Berlin en patience. Tout est bien qui finit bien, a dit le grand Shakspeare, et Danaé se console en bonne fille d’habiter sous les cieux les plus inclémens, pourvu que la pluie d’or en tombe.

Toute reine de théâtre a sa cour. L’hôtel de la Barbarina devint alors le rendez-vous d’une société d’élite; Frédéric y installa ses petits soupers, dont le comte Algarotti, le général de Rothenbourg et le chevalier de Chasot furent les commensaux habituels. Le spectacle terminé, on se réunissait là en cercle tout à fait privé, et, le vin de Champagne aidant, la nuit se prolongeait au milieu des libres propos et des éclats de rire. La Barbarina, phénomène très rare chez les danseuses, ne manquait pas d’un certain piquant dans l’esprit, et sa conversation n’avait rien de décourageant pour les admirateurs de ses charmes et de ses talens chorégraphiques; le roi aimait ses reparties presque à l’égal de ses œillades, et c’était un besoin pour lui de ne voir à la ronde que des cœurs tendrement épris pour la belle sultane. Chasot surtout possédait le privilège de provoquer sur ce point son malicieux persifflage, et peut-être, en ayant toujours à la bouche les prétendus succès de son ami, le monarque trop peu jaloux ne se trompait-il pas tant qu’il en avait l’air. Quant au chevalier, il se laissait berner le mieux du monde, et jamais on ne se prêta plus galamment à la plaisanterie. Le roi criblait de traits aigus le front de sa victime, qui supportait d’ailleurs son sort sans trop d’ennui. Longtemps après que la signora se fut retirée de la scène pour épouser le fils du chancelier Cocceji, la plaisanterie continuait encore; Frédéric, dans son Epitre sur la modération dans l’amour, s’égayait sur les bonnes fortunes du chevalier, et d’un ton moitié philosophique et moitié paterne s’efforçait de le prémunir contre les dangers et les écueils de la passion.

Ainsi pour l’heureux Chasot s’écoulaient les années dans la faveur et les divertissemens. Le carnaval le ramenait régulièrement à la cour, d’où il ne s’exilait guère qu’au printemps, pour aller rejoindre