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qui s’attache aux aventures romanesques, et qu’ici la ballerine était une héroïne. Il va sans dire que sa majesté le roi de Prusse avait travaillé de son mieux à lui créer cette position exceptionnelle : terrible impresario que le grand Frédéric, et qui vous menait tambour battant ses pensionnaires! Quatre hommes avec un caporal, et huit jours de casemate, c’était sa manière d’avoir raison des enrouemens et des foulures[1], et aussi facilement qu’il vous envoyait une cantatrice à Spandau, il eût mis le feu aux quatre coins de l’Europe pour avoir à Berlin la danseuse qui lui plaisait. Enlevons Hermione ! ce despote dilettante ne connaissait pas d’autre devise. Comme trait de mœurs, son histoire avec la Barbarina mérite d’être racontée.

En novembre 1743, le comte Cataneo, diplomate au service du roi de Prusse, avait engagé à Venise, au nom de son auguste maître, la belle et triomphante signora Barbarina Campanini. Déjà la nouvelle de la signature du contrat était parvenue à Potsdam, déjà chacun se faisait une fête de voir danser l’étoile au firmament du carnaval prochain, lorsque l’aimable bayadère, ayant subitement tourné la tête à lord Stuart de Mackenzie, un jeune et riche damoiseau qui ne parlait que de l’épouser, déclara au comte Cataneo qu’elle changeait d’avis et n’irait point à Berlin, mais à Londres. Le comte voulut d’abord mettre en avant la question de l’engagement; mais on lui répondit, en pirouettant sur la jambe gauche, qu’on était mariée avec lord Stuart, et que le contrat n’offrait rien de sérieux, n’ayant pas été paraphé de la main du caro sposo. Inutile de peindre l’embarras et les perplexités du négociateur. Le plénipotentiaire aux

  1. On sait comment il en agit avec la Mara. Voici en quels termes le Mercure de France de 1780 rend compte de cet acte, assez barbare par lui-même pour se pouvoir passer de l’appareil déclamatoire évidemment inspiré au journaliste par les besoins de la polémique du moment. « Mme Mara ne peut chanter, parce que Mme Mara est malade; le roi ordonne qu’elle chante, et en conséquence de cet ordre inique, des soldats viennent l’arracher de son lit de douleur où elle vient de recevoir les sacremens, la jettent dans une voiture qui ne sert qu’à transférer des condamnés au lieu du supplice, et la traînent ainsi jusqu’au théâtre. Là un officier avec ses six dragons la reçoit, et après l’avoir prise des mains du sous-officier de gendarmerie qui escortait la voiture, il l’accompagne jusqu’à sa loge, où il se poste en sentinelle pour voir par ses yeux que Sémiramis ne néglige aucun des soins de sa toilette. Se figure-t-on pareille barbarie : une jeune femme, sans égard pour ce qu’on doit à la pudeur de son sexe, à son orgueil d’artiste, exposée aux regards offensans d’un lieutenant de dragons! Mais ce n’est pas tout. Lorsqu’elle entre en scène, deux grenadiers se placent à ses côtés, et voilà les géans fameux de la garde de Potsdam, l’amour et le joujou de l’ambition du roi de Prusse, qui se mettent à surveiller les sons d’une cantatrice, toujours prêts à l’écraser de leurs baïonnettes au cas où elle ferait mine de vouloir se taire. Et tandis que de telles horreurs, dignes du moyen âge, se passent sur la scène, le docte et philosophique Berlin est assis tranquillement au parterre, et se réjouit de voir son sage roi causer et rire avec un prince du Nord qui le visite en ce moment. En vérité, tout cela semble incroyable, et nous-mêmes n’y ajoutons foi que parce que nous le tenons d’une source irrécusable. »