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un jeune Parisien à talons rouges, auquel il jugea convenable de donner une leçon. « Je n’ai jamais été querelleur, et je suis ressorti d’une école de six cents cadets, où il y avait chaque semaine quelques tués ou blessés, sans avoir eu la moindre mauvaise affaire; cependant je ne pus échapper à la mauvaise humeur des Parisiens ferrailleurs, ni soutenir plus longtemps les airs d’arrogance d’un fat à talons rouges, parent éloigné du duc de Boufflers. Il fallut donc se battre encore et laisser mon dangereux adversaire étendu sur la place. » Ce n’est pas le seul duel qui devait venir à la traverse de la carrière de Chasot, et le cas devait se renouveler plus tard, on le verra, sous de non moins fâcheux auspices. Cette fois le malheur voulut que le petit-maître laissé pour mort sur le terrain fût le propre cousin du duc de Boufflers, pair de France et propriétaire du régiment de Bourbonnais, où servait Chasot; il fallait déguerpir au plus vite ou risquer d’être fusillé. Chasot, sans même penser à prendre avec lui ses chevaux, passa au camp du prince Eugène. L’accueil qu’il reçut des officiers impériaux fut des meilleurs : tous connaissaient sa bravoure et la parfaite loyauté qu’il avait montrée dans la funeste rencontre dont les suites le condamnaient à l’exil, non à la trahison. Le prince Eugène comprit du moins ainsi la chose, et Chasot, libre de ses mouvemens, n’eut dès lors rien de plus pressé que de se faire présenter au prince royal de Prusse, qui campait sur le Rhin. « En jour, le prince Frédéric dit à M. de Brender : Si vous avez le temps demain, amenez-moi ce jeune Français. Le lendemain, mon mentor m’ayant fait seller un de ses chevaux, je l’accompagnai chez le prince, qui nous reçut dans sa tente, derrière laquelle il avait fait creuser à trois ou quatre pieds de profondeur une grande salle à manger. Son altesse royale, après deux heures d’entretien et après m’avoir fait cent questions, nous congédia, et m’ordonna en la quittant de revenir souvent la voir. » Quelques jours après, Chasot dînait avec le prince dans cette même salle à manger, lorsqu’un trompette du commandant en chef de l’armée française lui ramena ses trois chevaux, qu’on lui renvoyait galamment. Était-ce assez de courtoisie pour un transfuge? On l’eût assurément fait fusiller de la meilleure grâce du monde; mais lui confisquer ses chevaux, quelle vilenie! On aura beau médire de ce temps, c’était le siècle du savoir-vivre par excellence. Partout mêmes traditions de politesse, même grand air. a Le prince Eugène, qui était présent et de bonne humeur, dit : Il faut vendre ces chevaux-là qui ne parlent pas l’allemand. Aussitôt le prince de Lichtenstein mit un prix à mes chevaux, qui furent vendus sur place trois fois plus qu’ils ne valaient. Le prince d’Orange, qui était de ce repas, me dit un peu bas : Monsieur, il n’y a rien de tel que de vendre ses