Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/320

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grande édification des spectateurs, mais qu’on devait d’abord donner à don Ignacio le temps de se rétablir complètement. — Laissez-le se nourrir de son chagrin, de son entêtement, si vous voulez, ajoutait le docteur ; montrez de la déférence pour ses volontés absolues. Dans ce caractère impétueux, il s’opérera bientôt un changement facile à prévoir ; les sentimens paternels refoulés par la colère prendront le dessus ; le cœur comprimé battra avec plus de force, et il se rendra aux vœux de sa fille, parce qu’en cédant il croira faire encore un acte spontané de son autorité !

Quelques semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles le docteur eut beaucoup de peine à empêcher la petite tante Mariana de risquer une attaque imprudente. Les impatiences de don Agustin n’étaient pas moins difficiles à calmer ; le jeune homme parlait souvent de la résolution qu’il avait prise de se rendre auprès de don Ignacio et d’essayer de vaincre ses résistances par les plus humbles protestations de respect et de dévouement.

— Dans quinze jours, mon navire aura mis à la voile, je serai parti, répondait le docteur, et alors vous ferez ce qui vous plaira ; mais tant que je serai ici, je tenterai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous forcer à ne pas compromettre vos plus chers intérêts… Patience, vous dis-je ; don Ignacio aime tendrement sa fille ; il a beau se raidir, il n’y tiendra pas longtemps.

Ce mot de patience faisait bondir don Agustin, et les raisonnemens du docteur n’avaient pas le pouvoir de le convaincre. Il formait mille projets incohérens pour hâter le dénoûment d’une situation qui lui semblait insupportable, et les exposait à son ami. Celui-ci combattait par des argumens fort raisonnables les plans romanesques de don Agustin, et après chaque entrevue l’Espagnol se retirait en disant avec l’accent du désespoir : — vous n’aimez pas, docteur, vous avez le cœur froid, vous n’aimerez jamais !


VI.

Un jour don Agustin entra dans la chambre du docteur, plus agité encore que de coutume. Vêtu à la façon d’un guapo, il portait à la main sa chicota[1], et des éperons d’acier sonnaient à ses talons. — Docteur, partons, vite à cheval !

— Pour aller où, s’il vous plaît ?

— Là-bas, chez don Ignacio… Pourvu que nous arrivions à temps ! Tenez, entendez-vous ?

— J’entends le bruit d’un chariot qui roule sur les pierres de la rue !

  1. Espèce de fouet en usage dans l’Amérique espagnole.