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auraient dit : — Eh bien ! oui, don Ramon et don Agustin, le cousin de Mercedès et le Godo se sont battus malgré les menaces de la police, mais ils ne se sont pas fait grand mal. Aux paroles que son oncle lui adressait devant tant de monde, don Ramon a répondu comme jadis le Cid à son père ; cependant, le Godo n’ayant insulté personne, entre don Ramon et lui il n’y avait aucune animosité. Aussi, après nous être fait l’un à l’autre une légère égratignure, nous nous sommes loyalement donné la main. — Don Agustin, m’a dit le neveu de don Ignacio, vous croyez peut-être que je cherche à épouser ma cousine ? Rassurez-vous ; j’ai porté mes regards d’un autre côté, et je ne serai jamais votre rival. La police nous cherche, fuyons de compagnie. — Il m’emmena dans la province de Valdivia, près d’une famille espagnole qui y possède de grands biens. J’ai compris alors que les paroles de don Ramon étaient sincères, quand il disait : « Je ne serai jamais votre rival. » Il a épousé la fille du Godo qui nous a donné asile, et ne sachant comment annoncer à son oncle don Ignacio une nouvelle qui l’eût bouleversé, il a préféré ne lui en rien dire. Ce silence a aggravé les soucis et accru les préventions de don Ignacio et de doña Mercedès : ils croient l’un et l’autre à quelques grands coups d’épée, à une catastrophe peut-être !… Ah ! docteur, c’est une mauvaise tactique de ne point vouloir parler de ce qui nous trouble et nous inquiète ; on se crée des fantômes qui obsèdent l’imagination.

— Et vous croyez sérieusement, don Agustin, qu’il est en mon pouvoir de chasser ces fantômes ?

— Plus qu’un autre vous le pouvez, répondit don Agustin ; vous avez accès auprès de Mercedès et de son père, vous êtes désintéressé dans la question, et votre caractère de médecin vous autorise à parler avec franchise ; enfin, si la tâche est difficile, n’êtes-vous pas certain de trouver dans la petite sœur Luisa un auxiliaire intelligent et affectueux ?…

— Nous verrons, nous verrons, répliqua le docteur Henri ; je voudrais avoir dix ans, vingt ans de plus, pour que mes paroles eussent plus de poids !…

— Ne criez pas si fort après les années, elles viennent, et surtout elles s’en vont assez vite… Adieu, cher docteur, au revoir.

En achevant ces paroles, don Agustin piqua son cheval et se perdit dans les ténèbres. Le bruit de la vague battant la plage avertit le docteur du voisinage de la mer, qui bientôt lui apparut à la clarté des étoiles au fond d’un ravin. La teinte sombre des rochers suspendus de chaque côté de la route rendait plus visible la surface argentée de l’Océan-Pacifique. Un quart d’heure après, il atteignit les premières maisons du faubourg de l’Almendral, et à ses oreilles retentissait la voix du veilleur de nuit jetant au milieu du silence