n’arriveraient jamais ! Quand on a des filles, monsieur, il faut les conduire dans le monde !… La danse, et encore la danse, voilà le seul plaisir qu’on peut leur procurer dans nos pays !…
— Et celui qu’elles préfèrent en Europe comme en Amérique, reprit à demi-voix le docteur.
— Il y avait des fêtes à la capitale, à Santiago, l’hiver passé ; j’y menai mes deux filles. Luisa n’était encore qu’un enfant, on fit peu d’attention à elle ; mais dès que Mercedès parut, elle attira tous les regards… Les jeunes gens s’empressaient autour d’elle, et les hommes sérieux me félicitaient à l’envi. « Ah ! don Ignacio, que vous êtes heureux d’avoir une fille aussi belle !- » Et moi, monsieur, je vous dis : « Dieu vous préserve d’un pareil bonheur ! » Environnée d’hommages, fêtée dans tous les bals, Mercedès devenait folle de danse et de plaisirs. J’essayai de lui adresser quelques observations ; mais le moyen de se faire écouter d’une enfant que l’on a gâtée, que l’on a trop aimée !… En elle revivait l’image de sa pauvre mère que j’ai tant pleurée, et quand mes paroles un peu trop vives arrachaient une larme à Mercedès, je croyais les voir couler de ces autres yeux qui sont fermés pour toujours !… Ainsi la faiblesse et la fermeté se combattaient en moi ; je donnais à tous les diables l’hiver et ses interminables fêtes !… Et puis, parmi les jeunes gens qui poursuivaient Mercedès de leurs hommages empressés, il y en avait un dont les assiduités me causaient un vif déplaisir. C’était un cavalier de bonne mine, de noble race, j’en conviens ; mais toutes les qualités qu’il pouvait avoir disparaissaient à mes yeux devant un impardonnable défaut…
Et se penchant à l’oreille du docteur, don Ignacio ajouta d’une voix creuse : — C’était un Godo !
— Un Goth, un Espagnol ! répliqua le médecin ; quel mal trouvez-vous à cela ? N’êtes-vous pas vous-même un Espagnol de race ?
— Moi ! reprit don Ignacio d’un accent sévère, je suis un hijo del pais, un enfant du Chili, un Americano, et j’ai juré haine éternelle à cette faction des Goths qui voulaient asservir notre patrie… Ma jeunesse a été employée à les combattre, docteur, et j’aurais permis à l’un d’eux de rechercher ma fille !… Indigné de l’audace de celui-ci, je le montrai du doigt à mon neveu don Ramon, officier dans nos armées, en lui disant : « Si j’avais ton âge, je mettrais à la raison ce fat de Godo. » Don Ramon courut droit à l’Espagnol, et vous devinez le reste…
— Ils se sont battus ?…
— Nos lois défendent le duel, répondit don Ignacio ; au moment où les deux jeunes gens sortaient en se menaçant, la police leur signifia de se séparer sous des peines sévères. Don Ramon dut rejoindre son régiment, qui tient garnison dans les provinces du sud,