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ment d’un vol trop uniforme vers des alpes immaculées que nos pieds ne sauraient franchir, vers des horizons infinis que l’œil humain ne saurait percer. M. de Laprade oublie qu’avant d’être un système exclusif de mysticisme et de religiosité, la poésie a daigné se soumettre à des lois de précision et de clarté. Toute âme peut sentir, mais le poète est celui qui explique ses sensations. La théorie musicale de M. de Laprade, malgré quelques vérités de détail, est donc en dehors de la littérature au même titre que les systèmes plastiques.

« L’excès du naturalisme, lisons-nous encore dans la préface des Idylles héroïques, conduit à deux erreurs qui semblent inconciliables, et qui néanmoins se touchent aujourd’hui par bien des côtés : le réalisme et un certain genre de mysticisme... » Ici on ne peut qu’applaudir, et nous voilà conduits à parler d’une erreur bien plus grave que celle où mènent de trop vagues aspirations vers l’idéal. Il s’agit du réalisme et d’un écrivain qui s’est fait le propagateur de cette doctrine, M. Champfleury, jusqu’à présent resté seul, comme un burgrave, dans sa petite citadelle, où ne pénétreront jamais, s’il faut l’en croire, ni le style, ni la langue française, ni même cette qualité fondamentale dont ne sauraient se passer les plus humbles conteurs, l’intérêt. « Je ne me suis jamais, dit-il quelque part dans son nouveau roman[1], prosterné aux pieds de l’intérêt, cette fausse idole à laquelle il est temps d’échapper. » C’est en effet de toutes les tentatives de M. Champfleury celle qui lui a le mieux réussi. Pour le reste, il semble s’en remettre volontiers à la fatalité, ou à cette loi providentielle qui doit à la longue faire triompher la vérité. « Le réalisme est un grelot que l’on attache de force à mon cou, » disait-il il y a quelques années, et aujourd’hui le grelot n’y reste pas moins attaché, « sauf à jouir du résultat ou à en être victime, » fait observer l’auteur. Ainsi justifie-t-il par son exemple la parole de Sénèque : Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. Depuis plus de dix ans, M. Champfleury est donc traîné à se présenter comme le prophète d’une nouvelle église littéraire, et bien que les disciples aient manqué, le corps du système existe : œuvres nombreuses couronnées par une sorte d’évangile critique, où, entre autres axiomes, l’auteur des Bourgeois de Molinchart semble justifier contre M. de Laprade lui-même l’observation que nous lui empruntions tout à l’heure : « J’aime la poésie, mais je ne la comprends que l’esclave de la musique. » Encore la poésie préférée du réalisme, est-ce « la chanson d’après-dîner et les malices grivoises ou sentimentales de Désaugiers et de Bérat. »

Il suffirait d’une telle opinion pour donner la clé du tempérament littéraire de M. Champfleury, si la lecture de ses nombreux ouvrages ne démontrait complètement qu’il appartient à la grande famille des artistes bourgeois. Il se contente de saisir la plupart de ses scènes au daguerréotype, et son unique préoccupation, c’est de les faire voir de la même manière à ses lecteurs, qu’il remplace simplement auprès des objets dont il prend pour eux copie. Personne n’eût su mieux que lui dresser un procès-verbal ou un état de lieux. M. Champfleury n’invente donc pas, et il s’en défend d’ailleurs avec une grâce modeste. De plus, il n’est pas écrivain. Pour qui a lu ses œuvres, l’assertion est évidente; mais ce que tout le monde ne remarque pas

  1. Les Amoureux de Sainte-Périne, 1 vol. grand in-18, Librairie-Nouvelle.