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moment. L’âme humaine n’est exigeante que lorsqu’elle est environnée d’opulence; mais dans l’absolue pauvreté elle se contente de peu de chose, et se montre reconnaissante de ce que le ciel lui envoie. C’est aussi ce qui m’est arrivé dans mon excursion dramatique, dont je serais revenu complètement désappointé, si, au milieu de la foule de pâles ombres qui m’entouraient, je n’avais remarqué certaines créatures vulgaires et bizarres que je ne pouvais prendre pour des ombres, car elles accusaient leur existence par leur mimique fiévreuse, leur physionomie agitée, leurs regards provocateurs et même impertinens. Ces créatures vivantes rencontrées au milieu des ombres sont les personnages des drames de M. Théodore Barrière. Qu’ils soient les bienvenus, ma foi! Si grossiers qu’ils paraissent, je leur suis reconnaissant de m’avoir arraché à un cauchemar désagréable, et comme je ne suis pas ingrat, je ne veux pas permettre qu’on les confonde avec ces pâles ombres parmi lesquelles je les ai rencontrés. J’atteste donc qu’ils sont vivans, oui, vivans comme votre portier, votre bottier ou votre blanchisseuse. Qu’importe après tout? La turbulente liqueur de la vie fait battre leurs ridicules cœurs de pauvres diables, la flamme de la vie brille dans leurs yeux bêtes et cupides. Ils jouissent du plus grand de tous les privilèges, de celui du goujat debout sur l’empereur enterré.

Laissons-les un instant faire antichambre, les jolis métiers qu’ils exercent dans la vie les y ont souvent obligés, car il n’en est pour ainsi dire pas un qui, parlant de lui-même, ne pût s’écrier, comme le héros d’Aristophane : « J’en atteste les dieux, j’appartiens à la canaille! » Agioteurs véreux, hommes d’affaires tarés, exploiteurs impudens, tous ces personnages sont habitués dans la vie à avoir toujours le chapeau à la main; ils ne se sentiront pas humiliés d’attendre pendant que je vous apprendrai dans quelles régions dramatiques je les ai rencontrés. Eh ! mon Dieu! je les ai rencontrés là où, parmi la foule des drames mort-nés et des comédies étiolées, on rencontre encore quelques productions dramatiques douées de force et de vitalité, dans des théâtres autrefois réputés secondaires, et qui aujourd’hui ont le double privilège d’attirer la masse des spectateurs et l’élite des lettrés, au Vaudeville et au Gymnase. Je vais très probablement affliger les fidèles adorateurs des grandes traditions littéraires, et mon cœur en saigne; mais, dans le siècle où ils ont eu le malheur de vivre, il leur a fallu subir tant de révolutions romantiques ou autres, et gémir tant de fois sur la disparition du poème didactique ou de l’épître en vers, qu’une mauvaise nouvelle de plus ou de moins n’ajoutera pas beaucoup à leur incurable désespoir. Je leur annonce donc, à mon grand déplaisir, que le drame contemporain n’habite plus le Théâtre-Français, mais a élu domicile dans ces deux