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admirable portrait de Turenne[1], qu’égale ou surpasse encore celui qu’il a laissé de Condé[2], a prétendu que Turenne avait commencé par être plus circonspect qu’entreprenant, que sur la fin de sa vie il ne se ménagea plus tant qu’il l’avait fait d’abord, sa prudence venant de son tempérament et sa hardiesse de son expérience. Un paradoxe si bien tourné ne pouvait manquer de faire fortune, et il a séduit Napoléon lui-même; mais il est démenti par les faits. De très bonne heure Turenne fit paraître un courage bien voisin de la témérité, et presque toutes ses fautes viennent d’un excès de hardiesse. A Mariendal, il pouvait, il devait battre en retraite et éviter de combattre, n’ayant pas toutes ses troupes réunies; à Réthel surtout, il aurait dû rompre devant Du Plessis et savoir fuir : la raison la plus vulgaire prescrivait cet unique moyen de salut; Turenne ne s’y put résigner, et il manqua d’être tué ou fait prisonnier en déployant une valeur inutile. A Bleneau, pour la première fois il faisait tête à Condé et se montra digne de lui et comme capitaine et comme soldat : on ne saurait à qui des deux donner le prix de la bravoure. Vers le soir, d’Hocquincourt rejoignit Turenne, et le duc de Bouillon amena de Gien quelques renforts à son frère. Les deux armées, sans avoir rien pu gagner l’une sur l’autre, se retirèrent l’une vers Gien, l’autre à Châtillon, et quelques jours après Condé remettait la sienne entre les mains du comte de Tavannes, et lui-même s’en allait à Paris[3].

Ici Napoléon[4], qui a raconté et apprécié cette courte campagne avec sa supériorité accoutumée, est également sévère envers Turenne et envers Condé. Il blâme la résolution que prit Turenne d’affronter toute l’armée de la fronde avec une seule division de l’armée royale, et il prétend qu’il aurait dû attendre le maréchal d’Hocquincourt et les renforts du duc de Bouillon, afin de combattre en nombre égal ou supérieur. En principe, rien de plus juste assurément; mais il est des situations où le comble de l’art est de se mettre au-dessus de l’art ordinaire. Si Turenne, selon les conseils de son état-major et l’avis de Napoléon, eut reculé davantage, il courait le risque de ne pas retrouver une position aussi avantageuse que celle qu’il avait

  1. Mémoires, t. Ier, p. 477.
  2. Lettres de Bussy, édit. d’Amsterdam, 1751, t. V, p. 309.
  3. Nous avons cinq relations de l’affaire de Bleneau par des témoins plus ou moins importans : du côté de Condé, La Rochefoucauld, Tavannes et Gourville ; du côté de Turenne, Navailles et Turenne lui-même, sans parler des nombreuses mazarinades pour et contre, où la vérité est sacrifiée à l’esprit de parti. Chavagnac aussi prit part au combat, mais ce qu’il dit dans ses prétendus mémoires manque à la fois d’importance et de certitude. Le récit de Ramsay a pour base celui du duc d’York, qui n’était pas à Bleneau, et qui parle d’après Turenne. Napoléon n’a connu que Turenne, York et Ramsay.
  4. Mémoires, t. V, p. 63-67.