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musicians, des showmen et des strolling players. Ces industries excentriques sont-elles aussi inutiles et aussi parasites qu’on est trop Souvent porté à le croire? Quelques réflexions peuvent servir à résoudre ce problème, qui intéresse le moraliste. Il faut d’abord se souvenir qu’il y a dans les fabriques de Londres, de Manchester, de Birmingham, de Sheffield, des légions d’ouvriers qui travaillent durement du matin jusqu’au soir, et pour lesquels les moyens de divertissement n’abondent pas. Un peu de musique à la fin de la journée ou durant les courtes heures de récréation leur fait du bien au cœur. Quels moyens auraient-ils de connaître les airs des opéras plus ou moins nouveaux, si ces airs ne leur étaient apportés par les instrumens qui courent les rues? Le showman vit sur la curiosité; mais ce sentiment dont on abuse quelquefois est la racine de toutes les grandes découvertes, le germe même de la civilisation. Certains propriétaires de ménageries foraines rendent des services réels en propageant quelques connaissances d’histoire naturelle dans les campagnes. Les monstres eux-mêmes appartiennent à la science, et l’on m’assure qu’un grand physiologiste anglais, Richard Owen, en cela d’accord avec Geoffroy Saint-Hilaire, ne manque jamais l’occasion de visiter les booths où se trouvent des sujets intéressans. D’autres showmen colportent avec eux des instrumens scientifiques, des télescopes, des microscopes et des machines électriques. Quant au strolling player, il a aussi son genre d’utilité : il sert à dorer d’un rayon de joie la vie des pauvres gens, à balayer, selon l’expression d’un poète anglais (James Smith), les toiles d’araignée qui chargent le front de l’ennui. Il cultive le rire, cette faculté qui distingue l’homme des animaux. Quand on songe d’ailleurs au prix de quels sacrifices ces comédiens errans dérident le visage sérieux des villageois, on oublie volontiers le caractère grotesque de leurs manières et l’excentricité de leurs mœurs. Ils divertissent la foule, et ils souffrent. Bien ou mal ils interprètent dans certains temps de l’année les chefs-d’œuvre de la scène anglaise, et il faut bien se dire que tout est relatif : les couronnes de papier doré représentent aux yeux du peuple des campagnes les grandeurs de ce monde aussi bien que les couronnes d’or massif; elles sont d’ailleurs aussi lourdes pour le front qui les porte. La voix de l’acteur, récitant même sans beaucoup d’art les vers de Shakspeare, donne toujours aux passions humaines une forme qui les purifie. Les solennelles et héroïques péripéties du drame enlèvent, par un sentiment confus de grandeur, le public le plus ignorant à la vie des intérêts matériels, et entr’ouvrent dans la nuit, ne fût-ce que pour un instant, les portes du monde idéal.


ALPHONSE ESQUIROS.