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théâtres. Que m’a-t-il manqué jusqu’ici pour réussir ? L’occasion. Le talent mérite la notoriété, mais c’est l’accident qui la donne. Combien parmi les acteurs ressemblent à cet homme dont parle Byron, qui le soir se coucha obscur, mais qui le lendemain « s’éveilla et se trouva célèbre ! »

J’avais déjà remarqué que la vanité est le trait caractéristique du strolling player. La plupart de ces comédiens errans se sont enrôlés dans une carrière ingrate, pleine de troubles et généralement méprisée, poussés, — le croirait-on ? — par l’amour de la gloire. À la vue de telles illusions, je me demandai si l’orgueil n’était pas dans ce cas un voile jeté par la Providence sur les faiblesses humaines et sur les misères inséparables de la condition d’acteur forain pour rendre à des infortunés la vie supportable. Sans l’estime de soi-même, beaucoup de pauvres créatures mourraient désespérées.

Quelques nouveaux pots de bière ayant été servis sur la table, la conversation s’échauffa. Le clown, qui était resté jusque-là taciturne, répéta quelques-unes des vieilles plaisanteries qui avaient déjà fait rire depuis un temps immémorial le public et les acteurs eux-mêmes. Je profitai de ce moment de confusion pour interroger ma voisine de gauche sur les motifs de la visite mystérieuse qu’elle avait rendue, la veille de la foire, au cimetière de Chatam. Après un moment d’hésitation, elle me raconta une partie de son histoire. « Je suis née, me dit-elle, dans le nord de l’Angleterre. Ma mère étant morte quand j’étais encore au berceau, et mon père s’étant séparé de sa seconde femme, je fus élevée par les soins d’une vieille grand’mère. Pauvre granny[1] ! c’était une bonne âme, a good soul ; elle m’aimait, et je lui étais attachée, mais mon cœur ne valait pas le sien. J’avais quinze ans, et mon principal défaut était la coquetterie, quand une troupe de comédiens errans passa dans le village et s’arrêta pour la fête. Je fus éblouie par le costume des femmes qui dansaient sur l’estrade, et qui m’apparurent dans un nuage de dentelle comme autant de visions du paradis. Ce fut bien autre chose quand, ayant donné mon sou, je fus admise dans le booth et vis jouer pour la première fois de ma vie une tragédie dont l’héroïne était Jane Shore. Il faut croire que la nature m’avait douée de moyens dramatiques, car mon émotion fut extrême. J’y rêvai toute la nuit et récitai à haute voix des parties du rôle de Jane Shore condamnée à mourir de faim dans les rues de Londres. Je me voyais moi-même sur les planches avec une sorte d’extase ; si une fée m’avait proposé dans ce moment-là d’être actrice ou reine, j’aurais choisi sans hésiter la vie d’actrice. Le lendemain, je retournai de bonne heure devant le théâtre, et un homme de la

  1. Nom familier que donnent les enfans à leur aïeule.