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tentes, on démantela les pavillons, on démolit les baraques, et les caravanes reprirent avec leurs bagages le chemin d’une autre foire. Il en est toujours ainsi de ces villages locomotifs : une nuit les apporta, et un matin les remporte. Les acteurs de la troupe avec laquelle je devais rompre le pain de l’amitié éprouvèrent, chemin faisant, quelques difficultés à trouver une table d’hôte. La femme du propriétaire d’un public house à laquelle ils s’adressèrent les reçut fort mal : son fils s’était engagé bien malgré elle, quelques mois auparavant, dans une bande de comédiens errans, et elle détestait de toute son affection maternelle la figure des heavy men[1] et des clowns. Les autres taverniers, qui n’avaient point de fils acteur, se défiaient de la bourse de ces gens-là et de la mauvaise réputation qu’ils donnent à une maison respectable. Enfin on découvrit une auberge assez propre, mais qui, située à l’écart de la route, dans un endroit désert, attirait peu les voyageurs. La se trouvèrent réunis, à ma grande satisfaction, non-seulement les artistes dramatiques, mais encore un pugiliste, un conjuror, un acrobate, et quelques autres individus appartenant à la nombreuse franc-maçonnerie des courses de chevaux et des foires anglaises. L’endroit dans lequel on mit le couvert n’avait rien, je l’avoue, des splendeurs que j’avais vu figurer à Aston-Hall Exhibition, dans un tableau peint par Maclise, et qui représente un festin d’acteurs. C’était une salle basse dont les deux fenêtres s’ouvraient sur un jardin bien soigné, comme tous les jardins du Kent, avec des buissons de cassis et des cerisiers dont les fruits commençaient à rougir. Les murs étaient tapissés d’un papier peint et verni, consacrant le souvenir d’une foire célèbre qui eut lieu sur la Tamise dans l’hiver de 1813 à 1814, et parmi d’autres scènes se distinguait un groupe d’hommes et de femmes qui étaient en train de faire rôtir un bœuf devant un feu allumé sur la glace. Les mœurs frugales du strolling player sont connues de ceux qui ont lu les mémoires de William Ryley, et le souper qu’on nous servit ne démentit nullement cette réputation de sobriété. Une des utilités de la troupe, le lamplighter (allumeur de quinquets et plus souvent de chandelles) venait de poser sur la table quelques pots d’ale, quand le stage-manager éleva son verre et dit d’une voix solennelle : « Aux absens ! » Je ne saisissais pas bien le sens de ce toast; mais mon voisin de droite, le old man[2], se chargea de me l’expliquer. Il m’apprit que la troupe, telle qu’elle se trouvait assise à table, n’était point complète : ils avaient été obligés de laisser à quinze milles de Chatam, comme otages, le walking gentleman et le

  1. Emploi comique : mot à mot homme lourd.
  2. Celui qui joue les vieillards.