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j’entrai avec la foule. Ce qu’on jouait était très beau, et je regrette d’en avoir oublié le titre. C’était peut-être Jack Sheppard, ou le Mystère, ou Jane Shore, ou George Barnwell, ou Richard Cordevand, car telles sont les pièces de théâtre qu’on représente le plus souvent dans les foires. Je reconnus avec plaisir que la femme qui pleurait la veille sur une tombe était l’étoile conductrice, leading star, de cette bande de tragédiens. Malgré une voix un peu rauque, elle avait un germe de talent étouffé par une mauvaise pratique, de la beauté et des manières presque distinguées. Après la pièce sérieuse, dans laquelle apparurent à la fin les ombres de tous les personnages tués durant l’action, — imposant tableau ! — vint une comédie. Les deux principaux rôles de cette pièce légère étaient remplis par le clown et par le bas comédien, low comedian. Le clown est ce que les Anglais appellent une création, c’est-à-dire un prodige. La figure peinte ou plutôt barbouillée de rouge et de blanc, affublé d’un habit grotesque, il attire et amuse à la porte du théâtre le peuple des campagnes; à l’intérieur, il fait encore rire les spectateurs par ses bons mots, ses tours et ses grosses bouffonneries, aussi vieilles que les robes des actrices. On peut dire qu’il n’y a qu’un clown, tant ils se ressemblent tous. Les annales de l’art dramatique distinguent pourtant parmi eux des célébrités, Bolenos, Wallet, Nelson, Seal. Quand la comédie fut terminée, une jeune fille d’une douzaine d’années qui avait représenté l’Amour dans le première pièce intervint cette fois à titre d’ange, et elle convenait très bien aux deux rôles, car elle avait une paire d’ailes, de beaux cheveux blonds et des joues rondes, sur lesquelles s’épanouissaient à la guise de chacun les roses de l’olympe ou du paradis.

Tout cela n’avait duré qu’un quart d’heure, car l’art des acteurs forains consiste surtout à réduire le dialogue et à parler vite. On les a vus jouer Richard III jusqu’à vingt fois dans une demi-journée. Durant tout le temps de la représentation, ma curiosité était beaucoup moins éveillée, je l’avoue, par ce qui se passait sur la scène que par la comédie humaine qui devait se jouer derrière ces toiles, — autrement dit par la vie de ces acteurs et de ces actrices nomades. J’avais bien lu les volumineux mémoires d’un comédien errant qui vivait au commencement de ce siècle[1] ; mais les livres apprennent peu, et j’étais résolu à voir par moi-même. Un intervalle très court sépare une représentation d’une autre : je ne perdis donc point de temps et adressai la parole à la jeune fille aux ailes blanches, au pantalon de tricot rose et à la jupe courte semée d’étoiles d’or; seule elle était restée dans la salle ou du moins dans le booth. La connaissance se noua sans peine, car l’ange n’était nulle-

  1. The Itinerant, or Memoirs of an Actor, par Ryley, 1808-27.