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ritables rues. Je vis alors l’inconnue que j’avais rencontrée dans le cimetière monter lestement les degrés d’une façade qui promettait de devenir l’entrée d’un théâtre. La colline nue sur laquelle on préparait la fête offrait d’ailleurs dans cet instant-là un spectacle trop animé pour que je consentisse à m’en éloigner avant une certaine heure. De moment en moment arrivaient de nouvelles caravanes et de nouvelles boutiques portatives. Le chemin de la foire est comme le chemin de la vie, semé d’inégalités. Il y avait les aristocrates de la profession qui s’acheminaient avec leur famille dans des voitures traînées par de bons chevaux, tandis qu’un groupe de pauvres gens chassait devant lui un âne chargé de toiles et de perches, sur lesquelles était assis un petit enfant. Je me promenais avec curiosité autour des tentes, où brûlaient des chandelles qui les faisaient ressembler à de grandes lanternes chinoises. Ce fouillis de lumières, ce bruit, ce mouvement contrastaient avec le silence de la nature et avec la petite ville de Chatam, un nid de maisons où toutes les fenêtres étaient éteintes. Les oiseaux, ne comprenant rien à la fête, s’étaient couchés, et les habitans dormaient comme les oiseaux. J’apercevais au clair de lune le Medway, qui coulait argenté, et dont les grands navires détachaient dans le ciel leurs agrès frémissans; mais mon attention était sans cesse ramenée vers le champ de foire. C’était pour moi un monde nouveau, et je me demandais dans ce moment-là quel besoin avaient les voyageurs anglais de courir le monde quand ils ont sous les yeux dans leur pays une race tout aussi nomade, tout aussi extraordinaire, tout aussi tatouée que les races indigènes de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud. Je savais d’ailleurs que les sauvages vivant sous ces tentes, quoique plus ou moins anthropophages, — à en croire les inscriptions du showman, — ne me mangeraient point, et j’avais grande envie de faire connaissance avec eux. Il me fallut pourtant remettre au lendemain, car tout ce peuple était trop affairé cette nuit-là pour se prêter aux recherches d’un oisif et d’un curieux.

Le lendemain, tout était changé: la fête s’était épanouie en une seule nuit, comme le printemps, qui, dans certaines latitudes du Nord, sort tout à coup d’un voile de neige. Je parcourais les exhibitions en me rappelant ces deux vers de Byron : « Nous pouvons rire de toutes les choses que nous désirons connaître, car que sont-elles après tout? une parade, » quand sur l’estrade d’un des théâtres que j’avais vu bâtir la veille, j’avisai une danse forcenée mêlée d’hommes et de femmes, parmi lesquelles se distinguait, par ses sourires et surtout par l’énergie de ses bonds, l’actrice que j’avais rencontrée dans le cimetière. Un homme annonça à travers un porte-voix le programme du spectacle; la foule se précipita dans l’intérieur, et