Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/125

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chanteur espagnol, était de voir l’Angleterre, le paysage, les mœurs, les différentes classes de la société. Il prit d’abord le chemin de Rochester, d’où il visita tout le comté de Kent, allant de ville en ville, de village en village, chantant et jouant de la guitare dans les rues. Sa jeunesse, sa voix, son costume, ses malheurs, tout intéressa. Il recueillit quelquefois, en pluie d’argent et de cuivre, jusqu’à 8 shillings en quelques heures. Tout pourtant n’était pas couleur de rose dans la vie du troubadour voyageur. Après les beaux jours la pluie, après les temps d’abondance les temps de disette. Le jeune aventurier surmonta les fatigues, les vicissitudes, les déboires de sa nouvelle condition avec une persévérance toute britannique. Grâce à son déguisement, il s’introduisit dans les tap-rooms, dans les échoppes, quelquefois même dans les salons. Plus d’une lady mélancolique lui fit signe de venir avec la guitare charmer sous ses fenêtres, ou même dans sa chambre, les ennuis de la vie de province, country-life. Chemin faisant, il se trouva en rapport avec des Irlandais, des tailleurs ambulans, itinerant tailors, des gypsies, des marins, des mendians. Deux ou trois fois il s’assit dans les casernes, à la somptueuse table des officiers anglais (mess), et cela à titre d’ancien officier lui-même dans la révolution espagnole. A pied, ou dans de mauvais coches, il parcourut cinq ou six provinces de l’Angleterre, le pays de Galles, l’Irlande et l’Écosse. Pour mieux jouer son personnage fictif, il avait l’air de ne point entendre beaucoup la langue anglaise, et affectait de la parler très mal. Sa grande crainte était toujours d’être découvert par ses anciens amis. Dans une des maisons où il avait été appelé, une très jolie fille examina la guitare, en toucha les cordes avec ses doigts, et fit observer avec un sourire qu’elle aimerait bien à jouer de cet instrument. A la vue de cette beauté, le gentleman déguisé avait une furieuse envie de risquer quelques paroles galantes, ou du moins quelques œillades; mais le regard inquisiteur d’un officier qui était dans la chambre, et que le faux Juan de Vega avait connu à Londres, le rappela bien malgré lui à l’humilité de son rôle. Dans cette vie de ménestrel, les aventures de cœur ne manquèrent point, on le pense bien, mais c’étaient les amours d’un oiseau de passage. Des mains délicates lui firent cadeau de manchettes et d’ajustemens dans le goût espagnol, intéressans souvenirs que par les mauvais jours il fut quelquefois contraint de mettre en gage. A Dublin, il donna un concert sur le théâtre. En Écosse, il visita inconnu les ruines d’un ancien château qui avait appartenu à sa famille. Les Écossais sont soupçonneux à l’égard des étrangers; aussi le pauvre ménestrel errant frappa-t-il en vain, pour obtenir un logement, à la porte de quelques maisons dont son père était le propriétaire, et qu’il avait louées à des tenanciers. L’un d’entre eux,