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La profession de chanteur sur la voie publique n’est soumise à aucune censure ni à aucune prohibition. Le gouvernement anglais est de l’avis de Mazarin, il laisse chanter. Ne se sent-il pas d’ailleurs assez fort pour tolérer une industrie qui, sous une forme parfois irrespectueuse, ne cache dans tous les cas aucune animosité contre les institutions du pays ni contre la famille régnante? Il y a encore un autre terrain sur lequel les services du chanteur public sont souvent acceptés et même réclamés : c’est celui des élections. Affublé des couleurs politiques sous lesquelles il s’enrôle pour la circonstance, armé de son violon et d’une ballade à la louange d’un des deux candidats, il entre bravement en lice. On devine que les traits de la satire ne sont point épargnés à l’adversaire du patron. Quoiqu’il appuie de toute son influence le succès de la cause qu’il a embrassée, le chanteur des rues n’a réellement de sympathie bien chaude ni pour un parti ni pour un autre. Son violon et sa voix sont à tout le monde, — je veux dire à qui le paie.

Le street-singer étant une des figures les plus excentriques de la population anglaise, j’étais curieux de connaître sa vie. On est toujours certain de le rencontrer dans trois endroits, la rue, la taverne et le low lodging-house. Durant la journée, la rue est son théâtre : là il joue, il chante, il débite sa marchandise. Dans le public-house, où il entre souvent pour se rafraîchir la voix, il prend place au comptoir ou dans le tap-room. Si la société des buveurs est nombreuse et de belle humeur, il trouve aisément le moyen de vendre quelques ballades, en régalant les oreilles d’un peu de musique. Somme toute, il recueille souvent plus d’argent que n’en gagnent les ouvriers ordinaires; mais ses profits sont variables, et cette incertitude explique l’irrégularité de ses mœurs. Il a d’ailleurs des goûts d’artiste, c’est-à-dire des goûts de dissipation et de liberté. La nature de son commerce ambulant, et plus encore son humeur errante, lui font mépriser le domicile. Il y a sans doute quelques chanteurs des rues qui résident avec leurs familles dans de pauvres maisons de Londres et des autres villes; mais le plus grand nombre d’entre eux logent à la nuit dans d’étranges et ténébreux repaires. Quiconque a visité avec soin les quartiers populeux et caractéristiques de la ville de Londres a dû rencontrer ces mots écrits à la main ou imprimés sur une affiche : « Bons lits, — eau chaude en abondance, — gaz toute la nuit. » La maison qui porte cet écriteau ne se distingue guère, à vrai dire, des autres maisons du voisinage, si ce n’est par un caractère de tristesse et de malpropreté. Quelquefois cependant on la reconnaît à un autre signe : les fenêtres, presque de plain-pied avec le pavé de la rue, ont plus de feuilles de papier que de carreaux de verre. C’est un principe admis