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cette couleur, ils la doivent à un mélange de graisse et de noir animal[1]. Le chant et la musique dans les rues de Londres, ainsi que dans toutes les grandes villes de l’Angleterre, constituent, comme on peut le voir, une branche d’industrie qui fait vivre beaucoup de monde, et dont l’origine mérite d’être connue.

Les musiciens et les chanteurs des rues descendent en ligne directe des anciens ménestrels. En Angleterre, les minstrels, même plusieurs siècles après la conquête, étaient presque tous Normands. Ils jouissaient d’une haute estime et de privilèges considérables. L’entrée des châteaux et des riches monastères leur était ouverte comme à des hérauts ou à des ambassadeurs. On raconte dans l’histoire du comté d’Oxfordshire que, sous le règne de Charles Ier, deux voyageurs se présentèrent un soir à la porte d’une abbaye : ils furent reçus par les moines, qui les prirent d’abord pour des ménestrels; mais le sommelier, le sacristain et quelques autres frères, ayant reconnu que ces voyageurs étaient tout simplement de pauvres prêtres, les battirent et les chassèrent. Les services des trouvères étaient largement rémunérés; les bénéfices qu’ils tiraient de leur art décidèrent un grand nombre d’oisifs et de débauchés à se joindre à eux dans la même fraternité. Ces intrus ne tardèrent point à déshonorer la profession. Dans les châteaux et les monastères, où ils se rendaient par bandes considérables, surtout à l’occasion de certaines fêtes, ils ne se contentaient pas toujours de la libéralité de leurs hôtes : ils traitaient la cave, le garde-manger et toute la maison en pays conquis. Ces abus provoquèrent, contre les confrères de la gaie science, des édits peu favorables signés par Edouard II et par Edouard IV. La condition de ces artistes, jadis si florissante, déclina ainsi de siècle en siècle dans l’estime des An-

  1. La première bande de ces nigger-melodits qui se fit entendre à Londres venait d’Amérique. C’étaient des descendans de la race anglo-saxonne, et ils étaient aussi blancs que les Anglais, ce qui n’est pas peu dire; mais avant de paraître en scène ils donnaient à leur visage et à leurs mains la couleur du charbon. Ils jouèrent du banjo sur plusieurs des théâtres de Londres et de la province, faisant profession de répéter les airs originaux qui allègent les travaux des noirs sur la terre de la captivité. C’étaient en somme des artistes habiles qui représentaient au naturel la vie et le langage des nègres. Leur succès fut contagieux : d’autres bandes de musiciens qui n’avaient sans doute jamais été en Amérique suivirent l’exemple donné, mais non avec le même talent. Aujourd’hui une telle branche d’industrie est tombée très bas : c’est pourtant encore une des plus fructueuses dans ce genre de spéculation, la musique des rues. Les mélodistes nègres de fabrication anglaise courent les rues en costume extravagant, avec un habit bleu à longue queue d’hirondelle, un col de chemise qui leur cache presque la tête et un énorme lorgnon qui leur pend sur la poitrine. Je dois ajouter, pour en finir avec la musique éthiopienne en Angleterre, qu’un vocaliste estimé, M. Henry Russell, qui a demeuré en Amérique, contrefait les manières des nègres et chante quelques-unes de leurs mélodies avec un talent comique et une fidélité très remarquables.