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Babel, il y a place pour tous les bruits, pour tous les théâtres, pour tous les divertissemens, depuis les plus raffinés jusqu’aux plus simples. Vers neuf heures du matin, au moment où la foule se répand et s’enfle dans les rues comme une marée, la grande armée des chanteurs et des musiciens ambulans s’avance de Spitalfields, de Leather-Lane, de Holborn, de Wapping et de Clerkenwell vers les régions du West-End. On peut alors rencontrer sous les murs des grands théâtres, Covent-Garden ou Drury-Lane, un Paganini aux cheveux blancs qui joue depuis un demi-siècle le même air sur la même corde. Je ne dirai point que cette musique des rues, souvent plus bruyante que mélodieuse, soit un divertissement pour tout le monde. Hogarth, ce grand peintre de mœurs, dans une gravure publiée en 1741, nous représente les tribulations d’un maître de musique dont les fenêtres se trouvent assiégées par une bande de musiciens enragés. Le charivari est complet : une femme braille une ballade; un aveugle joue du hautbois; des enfans chantent, battent du tambour ou agitent une crécelle; un perroquet jase à tue-tête; la laitière jette son cri matinal : milk! ho! un chien aboie; le gagne-petit fait grincer la lame d’un couteau contre sa meule; le dustman[1] brandit sa lourde sonnette, et la poissonnière annonce à pleine voix sa marchandise : mackerel alive ! alive, o ! Les choses. Dieu merci, ont un peu changé depuis le temps de Hogarth : il s’en faut pourtant de beaucoup que les bruits et les cris du Londres moderne conviennent aux oreilles délicates; mais tout le monde n’est point le docteur Arne, le célèbre maestro anglais[2]. Comme la société tout entière s’appuie sur un échange de concessions, il faut que le repos de quelques-uns se sacrifie à l’utilité du commerce et aux plaisirs du plus grand nombre. Ce qui est un enfer pour le dilettante ou pour l’homme d’études est un paradis pour les servantes, les gardes-malades et les nourrices, qui ont besoin d’apprendre un air pour endormir leur nourrisson. Plus d’une jeune Anglaise écoute à la fenêtre entr’ouverte l’écho de ses rêves dans les mélodies qui passent. Et puis ne nous montrons pas trop sévères pour ce que les Anglais appellent non sans un certain charme street-minstrelsy. L’exécution, je l’avoue, n’est pas toujours irréprochable; mais que fait à l’ensemble du concert le caractère plus ou moins discordant de ces sons que balaie le vent, qu’emporte la roue foudroyante des chars, que broie, pour ainsi dire, le pic du paveur? Ce divertissement en plein air se distingue par d’autres qualités qu’il serait injuste de méconnaître : il se fait accessible à tous et ne taxe point le prix de

  1. Celui qui ramasse la poussière à la porte des maisons.
  2. Les Irlandais prétendent que le martyr représenté par Hogarth est Festin, le maître de musique; les Anglais soutiennent que c’est Arne. Je ne trancherai point la question.