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d’émigrans qui avait réussi à franchir la montagne, il n’y eut d’autre alternative qu’une mort prochaine ou l’horrible aliment des cadavres glacés dont on était entouré. Quatre interminables mois se passèrent ainsi, et lorsqu’au commencement de mars les secours envoyés de Californie parvinrent sur le théâtre de cette lugubre tragédie, la moitié seulement des malheureux qui y avaient joué un rôle était à même d’en profiter; le sort des autres ne se lisait que trop clairement dans les tristes dépouilles qui couvraient le sol.

On le voit, l’émigration américaine a parfois son côté triste; mais une question si importante ne pouvait échapper à l’attention du gouvernement des États-Unis. Dès 1846, le capitaine Fremont avait reçu la mission d’explorer les diverses routes conduisant du Missouri en Californie[1]; non-seulement le tracé de celle qui a été choisie est maintenant déterminé, mais on travaille activement à en faire une véritable chaussée, sur laquelle des postes militaires seront échelonnés par relais de cinq lieues. L’Américain va vite en besogne : hier c’était en pionnier qu’il était réduit à parcourir ses immenses domaines; la route qui doit remplacer ce mode primitif de communication est à peine commencée que déjà il rêve aux 2 ou 3,000 kilomètres de chemin de fer qui lui succéderont, et il y rêve avec l’ardeur pratique qu’il apporte à toute chose, en étudiant des projets qu’un avenir prochain verra sans nul doute mettre à exécution.

Après avoir conduit l’émigrant dans sa nouvelle patrie, il reste à l’y montrer aux prises avec la terre qu’il vient fertiliser. C’était jadis une splendide exploitation qu’une ferme californienne; le terrain s’y mesurait par lieues carrées, le bétail, les chevaux s’y comptaient par milliers, et les employés, hommes et femmes, souvent par centaines. Le général Vallejo, ancien gouverneur du pays pour le Mexique et l’un de ceux qu’avait le plus enrichis la sécularisation des biens religieux, possédait dans chacune de ses trois fermes de Petaluma, de Soscal et de Suisun, dix lieues carrées en moyenne; son troupeau se composait de 40,000 têtes de bétail, de 5,000 jumens et de 2,000 poulains, sans compter les moutons; 800 chevaux dressés étaient affectés au service des vaqueros, chargés de surveiller ce territoire, plus étendu que bien des principautés souveraines de l’Allemagne, et 150 autres chevaux formaient l’écurie particulière du général, indépendamment des 35 coursiers choisis, caballos de su silla, spécialement affectés à son usage. Malheureusement, si magnifiques que puissent paraître ces chiffres, ils étaient loin de se trouver en rapport avec la richesse véritable du pays;

  1. On peut voir, sur l’exploration du capitaine Fremont, une étude de M. Laugel dans la Revue du 1er août 1856.