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établi par les compagnies de fourrures au pied des Montagnes-Rocheuses. Là commence la plus rude partie du trajet. De l’autre côté des passes où les chariots courent à chaque instant risque de se briser, un nouveau désert occupe sans interruption les vastes plateaux de l’intérieur jusqu’à la sierra qui cache la Californie. A la riche végétation des prairies succède une nature désolée, où souvent plusieurs journées se passent sans rencontrer le moindre ruisseau; aux tourmens de la soif s’ajoutent les rigueurs de la température, quelquefois même la crainte d’avoir perdu la piste précieuse sur laquelle repose le salut commun, car les repères sont rares. Il en existe un pourtant que les émigrans ne manquent jamais de saluer avec enthousiasme, c’est la première source, Pacific Spring, dont les eaux se dirigent à l’ouest pour aller, après de longs détours, se perdre dans le Pacifique au fond de la Mer-Vermeille. Enfin se dressent à l’horizon les cimes neigeuses de la seconde chaîne de montagnes au-delà desquelles est le terme de ce long pèlerinage; encore un effort, et l’on pourra déboucher vers les derniers jours de septembre dans la riche vallée du Sacramento, où l’établissement hospitalier du capitaine Sutter était jadis la première habitation que rencontrassent les caravanes.

Toutes n’étaient pas aussi heureuses. Parfois on voyait des convois attardés n’arriver au pied de la Sierra-Nevada que pour en trouver les passes rendues impraticables par les neiges; parfois aussi l’hiver se déclarait plus tôt que de coutume, et force était alors d’attendre le retour du printemps au milieu de misères qui coûtaient l’existence à nombre d’infortunés. Il en fut ainsi pour une partie de la grande émigration de 1850, qui à la date du 18 juin avait déjà amené 39,000 colons jusqu’au fort Laramie. On avait vu le même malheur se produire, avec des détails les plus navrans, en 1847. Dans ce funeste hiver, les plus déterminés affrontèrent courageusement les périls de la montagne en essayant de se frayer à pied un chemin à travers les neiges; mais les vivres ne tardèrent pas à manquer, et ce fut en se nourrissant des cadavres de ceux qui périssaient chaque jour qu’ils atteignirent enfin les bords du Sacramento dans le plus effrayant état d’épuisement. Le reste du convoi, demeuré de l’autre côté de la sierra, n’eut pas de moins rudes épreuves à subir; là étaient des femmes, des enfans, hors d’état de résister à ces privations, et les vides commencèrent promptement à se faire dans le cercle affamé qui se blottissait sous chaque tente. On recula le plus longtemps possible devant l’affreux expédient qui devenait chaque jour plus inévitable, mais tout finit par être dévoré, jusqu’au cuir des chariots, jusqu’aux harnais même, et le moment redouté arriva où, comme pour la troupe