Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/948

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à coup sûr trouveraient fort à redire à de semblables travaux d’art, et ce n’est pas nous qui les blâmerons des magnificences auxquelles ils ont habitué notre pays; mais il faut bien admettre que dans une certaine mesure le succès emporte avec lui sa justification. Quoique ce chemin de fer franchisse de dangereux marécages sans autre viaduc que les pieux vacillans sur lesquels sont posés les rails, il fonctionne néanmoins : on pourrait verser dans ces précipices, dont la profondeur donne le vertige, vue du frêle échafaudage qui les traverse; mais on n’y a guère versé encore plus d’une fois ou deux, et en somme, grâce aux perfectionnemens apportés à la voie de Panama, c’est par elle que passera désormais la majeure partie de l’émigration d’Europe en Californie jusqu’au jour où le canal inter-océanique lui assurera exclusivement et sans partage le monopole commercial du Pacifique.

Il est une autre voie que suivent une grande partie des émigrans américains[1], où il est rare que vienne les joindre aucun Européen, et qui par suite est à peu près complètement inconnue chez nous. C’est la route de terre, la plus économique des trois, bien qu’aussi la plus longue, mais par compensation de beaucoup la plus curieuse et la plus originale. Tous les détails en sont soigneusement réglés, car le trajet y est long, le progrès lent, et le temps mesuré avec parcimonie. On ne peut partir avant que les pluies du printemps aient cessé de détremper le sol, et d’autre part de terribles leçons ont montré le danger qu’il y avait à se laisser surprendre à l’est des Montagnes-Piocheuses par les neiges souvent hâtives de l’hiver. Aussi voit-on dès les premiers jours de mai les émigrans affluer dans le Missouri, et surtout à la petite ville d’Independence, point de départ des caravanes qui alimentent le commerce du Nouveau-Mexique, et devenue par suite le lieu de rassemblement des colons californiens. Pendant tout le mois, la ville est le théâtre de la plus bruyante activité : il faut se munir de chariots assez solidement construits pour franchir des chaînes de montagnes abruptes, pour descendre dans des précipices à l’aide de cordes, pour traverser sur des radeaux grossiers les rivières les plus rapides; il faut trouver les trois ou quatre paires de bœufs nécessaires pour traîner chaque voiture, se nantir de vivres et de provisions pour un voyage de quatre mois, s’organiser en convois. Enfin tout est prêt, chaque caravane a élu son chef, et la première moitié du mois n’est pas écoulée que l’on voit l’une après l’autre de longues files de chariots sortir lentement de la ville en se dirigeant vers les silencieux déserts de l’ouest.

  1. Le recensement dont nous avons parlé en 1853 semblait indiquer 200,000 Américains sur 330,000 habitans environ. La plus grande partie de cette émigration nationale a dû venir par l’intérieur.