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vastes clippers étaient partis des rives du Céleste-Empire, chargés de centaines d’émigrans. Les quelques dollars qui payaient leur passage n’impliquaient pas pour le capitaine l’obligation de les nourrir, et le sac de riz qui devait pourvoir à leurs besoins pendant la traversée constituait probablement le plus clair de leur avoir ; mais ils ne s’accommodaient pas moins philosophiquement de leur misère présente, et leurs regards obliques et narquois n’exprimaient que la plus parfaite insouciance. Rien ne leur coûtait pour atteindre l’Eldorado dont le nom était parvenu jusque sur les bords du Yang-tse-kiang[1].

L’émigration des riverains du Pacifique n’était cependant qu’une faible portion du flot puissant qui venait en si peu d’années peupler la Californie. C’était d’Europe ou des États-Unis qu’arrivait le courant principal. On voyait des Allemands et des Français ayant jusque-là vécu paisiblement dans l’intérieur des terres, ne connaissant la mer que de nom, affluer à Hambourg et au Havre sur la foi des merveilles décrites par les journaux, et affronter sans hésitation l’interminable traversée du cap Horn. C’étaient quatre mois, cinq peut-être, à passer entre le ciel et l’eau, c’étaient les tempêtes d’une des mars les plus rudes du globe à braver, et sept mille lieues au moins à franchir. En revanche, nulle voie n’était plus économique : il y suffisait, il y suffit même encore à la rigueur de 1,000 ou 1,200 fr. pour atteindre San-Francisco, et la classe la moins fortunée des émigrans européens acceptait volontiers ce détour avec la perle de temps qui en résultait. D’autres, plus pressés ou plus riches, encombraient les vapeurs allant de Southampton ou de New-York à Aspinwall, et venaient déboucher à Panama pour y trouver les gigantesques paquebots de Californie ; on ne consacrait ainsi qu’une quarantaine de jours au voyage. Aujourd’hui les compagnies de transit, qui savent que le temps est de l’argent aussi bien aux États-Unis qu’en Angleterre, sont parvenues à réduire le trajet à trente-cinq, et même à trente-deux jours, au moyen du chemin de fer qui traverse l’isthme depuis quelques années. On connaît l’entreprenante rapidité avec laquelle les Américains multiplient leurs voies ferrées ; la construction du railway de Panama offre un des plus curieux exemples de cette précipitation aventureuse. Nos ingénieurs

  1. L’accueil que les Chinois trouvent en Californie n’a pourtant rien d’encourageant. Dès le début, l’Américain leur a témoigné une malveillance peu justifiée, et en 1852 le gouverneur Bigler alla jusqu’à réclamer une loi proscrivant tout débarquement de Chinois à San-Francisco ; on eut le bon esprit de la lui refuser et de conserver au pays une source d’immigration qui a déjà fourni au-delà de vingt mille habitans, sinon des plus industrieux, au moins parfaitement tranquilles et inoffensifs. On peut voir à ce sujet, dans la Revue du 1er novembre 1858, une curieuse étude intitulée les Chinois hors de la Chine.