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n’est plus alors la nature qui oppose au voyageur des obstacles presque insurmontables; d’autres dangers, et plus sérieux, se présentent : c’est toute une population défiante, hostile, sauvage qu’il faut traverser. Mme Pfeiffer avait réussi à désarmer les Dayaks de Bornéo. Elle triompha également des Battaks, mais au prix de quelles angoisses! Elle vécut vingt jours au milieu de ces tribus, chaque jour menacée, chaque jour obligée de parlementer pour avancer d’un village à l’autre, conquérant le terrain pied à pied, tantôt protégée par un rajah, tantôt livrée à la merci de la multitude. Plus d’une fois elle put se croire à sa dernière heure. Voici une page détachée de son récit. La scène se passe à un endroit appelé Silindong, où Mme Pfeiffer se vit arrêtée avec sa petite escorte et malgré la protection d’un excellent rajah, Hali-Bonar, qui avait voulu l’accompagner. « Plus de quatre-vingts hommes armés se tenaient sur la route et nous attendaient. Lorsque nous fûmes arrivés à eux, ils nous barrèrent le chemin et ils eurent en un instant formé un cercle autour de nous. Ces sauvages avaient l’air barbare et farouche au-delà de toute expression. Ils étaient grands et forts; beaucoup avaient une taille de six pieds. Leur physionomie était très animée. Ils criaient après moi d’une façon si assourdissante que si je n’avais pas déjà été habituée à de pareils incidens, j’aurais été extrêmement effrayée. J’avais peur toutefois, la scène était trop émouvante; mais je ne perdis pas ma présence d’esprit, et je m’assis, calme et sans crainte apparente, sur une pierre du chemin. Plusieurs rajahs s’avancèrent vers moi en me menaçant par paroles et par gestes de me tuer et de me manger, si je ne m’en retournais pas. Je ne comprenais point leurs paroles, mais leurs signes ne me laissaient aucun doute, car ils désignaient ma gorge avec leurs couteaux, mes bras avec leurs dents, et ils faisaient manœuvrer trop éloquemment leurs mâchoires. Je m’étais préparée depuis mon entrée dans le pays à de pareilles scènes, et j’avais appris à cet effet quelques petites phrases dans leur langue. Je pensais que si je parvenais à les égayer, je dominerais la situation, car les sauvages sont comme les enfans : la moindre chose suffit souvent pour les gagner. Je me levai donc et je frappai amicalement sur l’épaule du rajah qui s’était le plus approché de moi, en lui disant d’un air dégagé et souriant, moitié en malais, moitié en battak : — Allons donc! vous n’allez pas tuer et manger une femme, une vieille femme comme moi, dont la chair serait bien dure et bien coriace! — Puis je leur fis comprendre que je n’avais pas du tout peur d’eux, et que j’étais prête à renvoyer mes guides et à continuer seule ma route. Par bonheur ils trouvèrent mon jargon et ma pantomime risibles. J’avais réussi. Les rangs s’ouvrirent, et je passai... »