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sur le petit troupeau d’adeptes que conduisait son ami Charles Lamb ; Ils avaient le bonheur de trouver dans l’énigmatique poème de Christabel des beautés imprévues que des étrangers ne sont point cependant les seuls à ne pas saisir. Les poèmes de Shelley vinrent tomber, par une publication nouvelle, au milieu de cette disposition des esprits. On avait méconnu en lui, de son vivant, la richesse d’une inspiration poétique qui n’avait souvent manqué le but que pour l’avoir dépassé. Ce luxe inouï d’images et de couleurs entassées sans air et sans espace était un trésor réel pour l’expression des sentimens nouveaux, et la sauvage énergie de quelques-uns de ses poèmes servait à merveille l’inspiration furibonde de l’école romantique. Tennyson dans ses poèmes de longue haleine, Browning, Owen, Meredith (Bulwer Lytton le fils), Th. Hood, vouèrent à Shelley un culte que l’imitation rendait un peu intéressé. Que de Prométhées de tout âge et de toute grandeur, que de Cenci et de reines Mab sont sortis de cette inspiration empruntée ? Peu de poètes contemporains ont échappé à l’influence de Shelley, sauf Heber, qui s’inspirait de pensées aussi hautes, sinon aussi vastes, et Felicia Hemans, que de tendres souvenirs n’ont jamais pu entraîner complètement de ce côté.

Il ne faut point exagérer néanmoins l’importance de ce mouvement. Les seules œuvres poétiques de ce temps qui aient conquis une popularité réelle, les petits poèmes de Tennyson, chefs-d’œuvre de grâce et de style, la fameuse chanson de la Chemise, le conte tragi-burlesque de Miss Kilmansegg, par Th. Hood, inspirés, pour, le fond, des passions sociales du moment, et pour la forme, des fantaisies de Henri Heine, en un mot tout ce qui restera peut-être de cet entraînement poétique ne se rattache que faiblement à l’influence de Shelley. Ni Maud, ni Mildred, ni Clytemnestre (j’en passe et des meilleures), ne feront autant de chemin dans la postérité que les trop rares inspirations naturelles qu’a rencontrées dans son chemin le talent incontestable de Tennyson, de Hood et de mistress Browning. Les poètes de l’Angleterre comprendront bientôt, je l’espère, qu’il faut rentrer dans la grande voie de toute poésie, le cœur humain et ses sentimens éternels ; ils ne se laisseront point éblouir à jamais par de vaines théories que la postérité ne comprendra peut-être pas, si même elle essaie de les comprendre. La nature est là, toujours riche et variée, toujours vêtue avec un merveilleux éclat, et si la poésie anglaise veut chanter la nature, elle chantera ce que tout le monde en peut voir et sentir. Il n’y aura pas une nature à l’usage des poètes et une nature à l’usage des simples mortels. Ni l’étude patiente de la perfection antique, qui passionna Shelley, ni la philosophie la plus profonde, ni le naturalisme