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Le rajah Brooke avait établi sur le fleuve, à quelque distance de la mer, un petit fort destiné à surveiller les pirates. Mme Pfeiffer y reçut pendant quelques jours l’hospitalité du commandant, M. Lee, qui la fit assister à plusieurs fêtes et cérémonies indigènes, notamment à la danse des glaives, la plus belle danse, assure-t-elle, qu’elle ait jamais vu exécuter par des sauvages. De son côté, elle offrait aux Malais et aux Dayaks un spectacle dont ceux-ci ne se lassaient pas : toutes les tribus voisines vinrent contempler la voyageuse, car elle était la première femme blanche qui eût osé jusqu’alors se présenter dans le pays. Les visiteurs lui tendaient la main, s’accroupissaient autour d’elle et la regardaient silencieusement la bouche béante. Mme Pfeiffer devait être depuis longtemps habituée à ces admirations tantôt bruyantes, tantôt muettes, que son apparition excitait parmi les sauvages, et elle avait acquis la patience nécessaire pour supporter de bonne grâce l’inquisition naïve de ses hôtes. Les Dayaks n’avaient point d’ailleurs de secrets pour elle ; ils lui ouvraient avec empressement le seuil de leurs cabanes, lui permettaient d’examiner tous les détails d’intérieur et ne s’indignaient pas de la voir exprimer son peu de goût pour les crânes humains qui se balançaient aux plafonds en guise de trophées et d’ornemens. M. Brooke a essayé de détruire dans l’étendue de sa principauté la barbare coutume qui a fait donner aux Dayaks le surnom de « chasseurs de têtes; » mais il ne faut pas aller bien loin de Sarawak pour trouver des têtes fraîchement coupées, et Mme Pfeiffer eut plus d’une fois à subir cet horrible spectacle.

Le sacrifice d’une tête est l’accompagnement obligé, la consécration des principaux actes qui s’accomplissent dans la vie d’une tribu. Si un rajah est malade, s’il s’absente pour un voyage, une tête est promise à l’heure de la guérison ou à celle du retour. Si le rajah meurt, il est d’usage d’honorer ses funérailles par le sacrifice de plusieurs victimes. Deux tribus viennent-elles à conclure un traité de paix, chacune d’elles fournit un homme qui sera décapité. Quelquefois cependant ce sont des porcs au lieu d’hommes qui cimentent de leur sang la bonne harmonie. Le vœu d’une tête est sacré. Quand on s’est engagé à livrer une tête, il faut qu’on se la procure à tout prix, dût-on immoler un ami ou un parent. L’honneur dayak est inflexible sur ce point. On se met en embuscade dans les hautes herbes, on attend des heures, des journées entières, et le premier être humain, homme, femme ou enfant, qui passe à portée tombe impitoyablement sous le coup d’un trait empoisonné. « La tête est décollée avec soin et mise dans un petit panier qui est particulièrement destiné à cet usage et orné de cheveux d’homme. » Ces aveugles massacres amènent des représailles, de