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pour pousser au loin ces nomades que la fée des voyages a touchés de son aile. Autant de voyageurs, autant de types qui se rapprochent parfois sans se confondre, qui se croisent sur toutes les routes, et qui promènent à tous les hasards de l’aventure leurs fantaisies infatigables. Cent voyageurs visitent les mêmes lieux, ils ne les voient pas de même; ils sont témoins du même fait, et ils le raconteront différemment : leurs sensations matérielles, leurs impressions varient et se contredisent. Où est la vérité? Auquel croire? Fâcheuse incertitude qui plane et planera éternellement sur les récits des touristes. Rien de plus naturel cependant que cette contradiction. Tandis que l’un, selon la pente de son esprit et de ses habitudes, envisage tout avec l’enthousiasme de l’imagination, et crée en quelque sorte ce qu’il croit voir, l’autre se possède mieux, il sait demeurer froid et impassible. L’un et l’autre peuvent être sincères, en établissant leur point de mire au-delà ou en-deçà du juste et du vrai. C’est pourquoi, lorsqu’on prend un livre de voyages, on doit, avant de se laisser entraîner au courant du récit, remonter vers la source et rechercher l’origine, l’état civil, le signalement moral du compagnon de route dont on va suivre les pérégrinations. Cette étude préalable est nécessaire, et souvent même le voyageur ne paraîtra pas moins intéressant que le voyage. C’est ce qui arrive pour Mme Ida Pfeiffer.

En 1842, lors de son premier voyage. Mme Pfeiffer avait quarante-sept ans. Elle se rendit en Palestine; elle parcourut ensuite les pays du nord de l’Europe. Après ces premiers essais, elle s’embarqua en 184i6 pour un tour du monde. Revenue en 1848, elle repartit en 1851, à cinquante-six ans, fit de nouveau le tour du monde, et ne revit l’Allemagne qu’en 1854. Dès 1856, elle est encore en route; elle prend les fièvres à Madagascar, et, ramenée en Europe, elle meurt à Vienne en 1858. Tel est, en quelques lignes, le bilan de ses voyages. Je laisse aux statisticiens le soin de calculer le nombre de milles ou de kilomètres qu’elle a parcourus. Deux voyages autour du monde! Quel intérêt, quel génie, ou plutôt quel démon entraînait ainsi cette femme loin de son foyer? On ne s’avise pas à quarante-sept ans de courir les aventures, et d’ailleurs la vie de Mme Pfeiffer protesterait contre une telle supposition. Peut-être quelque chagrin violent, l’une de ces crises de l’âme qui poussent aux résolutions extrêmes et désespérées? Il n’en est rien. Mme Pfeiffer était heureuse : elle avait goûté les joies de la famille; elle vivait au milieu des siens, se consacrant à l’éducation de ses enfans. Une imagination romanesque, surexcitée par des circonstances extérieures qui pouvaient inspirer la passion des voyages? Si Mme Pfeiffer avait habité l’un de ces grands ports où l’on a sous les yeux à toute heure le spectacle des navires, le mouvement des matelots et