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sociale, il a cessé d’en être le chef. Il n’avait ni les vertus ni les défauts d’un chef d’école ; il était un agitateur, il n’était point un fanatique. Shelley au contraire avait franchi du premier bond tous les intermédiaires, tous les préjugés humains ; il s’était enfermé dans une lumière crépusculaire où ses admirateurs pouvaient l’admirer sans être éblouis de son éclat. Il avait le fanatisme de la négation ; son scepticisme avait la précision et l’énergie d’une croyance religieuse. Il s’était placé aux antipodes des idées de son temps ; les Anglais ont toujours eu l’humeur errante et voyageuse : c’est là qu’ils sont allés le chercher.

Il y a cependant une raison plus exclusivement littéraire de cet obscurcissement de la gloire poétique de Byron ; son génie était par sa nature essentiellement cosmopolite et universel. Anglais jusqu’à la moelle des os dans ses façons d’être, il ne l’était point dans ses idées ni dans le côté idéal de son esprit ; aussi le magnifique écho de son génie retentit bruyamment en Allemagne, en France et jusqu’en Italie. Il alla mêler une veine de misanthropie railleuse à la fantaisie de Henri Heine, il était au berceau de la muse hardie et cavalière d’Alfred de Musset, il a laissé sa trace dans l’esprit d’Ugo Foscolo, et jusque dans le patriotique désespoir de Leopardi ; mais il n’a pu rentrer en Angleterre que transformé et subtilisé par l’Allemagne : il avait dévoyé la poésie anglaise sans lui montrer des horizons assez vastes pour lui ouvrir l’avenir, et sous cette impulsion, la poésie marchait sans pilote et sans boussole. L’ère de l’épopée était close, et Southey en avait essayé une assez malheureuse résurrection. Les lakistes avaient fait leur temps ; ils n’avaient pu convertir toute l’Angleterre à leur étroite inspiration ; on était fatigué du naturalisme terre à terre de Wordsworth. Keats était mort avant d’avoir donné la vraie mesure de son talent. Campbell et Rogers avaient à peine rajeuni la vieille école de quelques grâces modernes, et le lyrisme brillant et oriental de Thomas Moore était trop irlandais pour faire école en Angleterre. Jetée hors de son chemin, la poésie anglaise ne savait donc où se prendre. L’Allemagne, avec ses horizons lointains et ses nuageuses profondeurs, entraîna l’Angleterre dans son orbite. La poésie anglaise chercha autour d’elle ; il lui fallait un chef et un drapeau, elle laissa tomber son admiration un peu tardive sur les deux Anglais les plus allemands qu’ait produits l’Angleterre, Coleridge et Shelley.

La réputation de Coleridge n’était cependant plus à faire. Il avait porté son esprit profond et investigateur sur les questions les plus hautes et les plus ardues de la philosophie religieuse. L’influence de la poésie, fort contestée dans le public, mais qui avait rallié des opinions aussi considérables que celles de Byron et de Shelley, s’exerçait