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et la magistrature crut avoir sauvé la France en y mettant aux prises l’esprit de l’ancien régime et celui de la révolution. Ce fut sa dernière œuvre, et elle en porte toute la responsabilité devant l’histoire.

Trois forces avaient constitué par leur balancement le régime dont nous venons de suivre les phases principales depuis le commencement du XVIIIe siècle jusqu’à l’avènement de Louis XVI. Ces trois forces, issues du travail des âges, étaient les parlemens, derniers représentans accrédités de l’opinion depuis l’anéantissement du régime municipal et la mise en oubli des états-généraux; la cour, qui avait annulé la noblesse, si puissante encore dans la première moitié du XVIIe siècle; la royauté, pouvoir unique désormais dans l’ordre politique et presque dans l’ordre religieux.

De ces trois forces, les deux dernières avaient eu des destinées qu’on pourrait appeler inévitables. Il était impossible qu’une puissance pour laquelle les lois mêmes de l’ordre moral avaient été comme suspendues n’abusât pas d’une tolérance dont la responsabilité portait beaucoup plus sur le pays que sur elle-même. D’un autre côté, il était moralement certain que l’excès du respect conduirait un jour à l’excès du dénigrement, et cette réaction, éclatant tout à coup sous le meilleur et le plus faible des rois, fut à elle seule la révolution tout entière. La cour eut également un sort facile à pressentir. Le luxe que la royauté lui avait systématiquement imposé engendra des besoins immenses, auxquels le prince eut seul la charge dangereuse de pourvoir, Versailles devint donc un gouffre où s’écoula la richesse publique, et la noblesse n’apparut bientôt au pays que comme une méchante contrefaçon de ce monde exclusif, avec lequel l’aristocratie provinciale n’aspirait plus qu’à se confondre, au détriment de son influence et de sa fortune. Les dédains des courtisans pour les gentilshommes furent rendus par ceux-ci aux professions libérales avec une rudesse que ne tempérait pas l’élégance de Versailles. Aussi faut-il signaler dans le cours du XVIIIe siècle une transformation subite, d’un caractère très alarmant pour l’avenir. La noblesse, qui vivait encore sous Louis XIV en bons termes avec la bourgeoisie, s’en sépare par sa morgue et ses prétentions; elle prend, jusque dans les provinces les plus reculées, les idées et les allures de Saint-Simon au moment même où l’embarras de ses affaires étend et vulgarise à peu près partout l’usage des mésalliances. On se rapproche, mais pour se détester, et non pour se confondre, de telle sorte qu’au lieu de provoquer l’émulation, les avantages de la naissance suscitent de secrètes et profondes colères. M. Jourdain se fait démocrate, et depuis qu’il n’aspire plus à l’honneur de faire parler de lui au lever du roi, il trouve naturel de haïr le roi lui-même à titre de premier gentilhomme de