Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/863

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que le roi Voltaire consentait quelquefois à ménager ses sujets, et que durant son règne M. de Choiseul avait su se conserver une assez bonne position.

Dans ce commerce si profitable, où la serviabilité empressée de l’homme d’état n’ôtait rien à la dignité un peu hautaine du grand seigneur, Choiseul déploya un esprit de conduite et une entente des faiblesses humaines qu’aucun tacticien parlementaire n’a certainement possédés au même degré. Malheureux dans ses actes diplomatiques de 1756 à 1763, il conçut sans doute depuis de patriotiques desseins, mais sans trouver ni l’occasion ni le temps de les accomplir; puis il se vit un beau matin, dans la plénitude de sa confiance, chassé du pouvoir à l’ouverture d’une crise continentale contre laquelle il ne s’était pas mis en garde, et qu’il aurait difficilement conjurée. Il doit donc surtout l’éclat de son nom à de brillantes qualités personnelles et à un bonheur dont la constance ne se démentit point jusque dans l’à-propos de sa disgrâce. Ce jugement fut celui de ses contemporains demeurés assez libres d’esprit malgré leur intimité personnelle avec ce ministre pour le juger sans prévention[1]; mais de ceux-ci le nombre fut bien petit, car Choiseul dépensa pour se faire des prôneurs plus de souplesse et d’habileté qu’aucun ministre de notre temps n’en a déployé pour dominer la presse et pour se faire chaque matin proclamer indispensable.

A peu près maître de l’opinion, il croyait le demeurer aussi de la cour. Louis XV, le plus gentilhomme des princes malgré la vulgarité de ses amours, aimait ce ministre au grand air et aux manières dégagées. Sûr de son dévouement à la couronne et des dédains qu’un homme de cette trempe entretenait foncièrement pour les robins malgré des ménagemens politiques, il passait à Choiseul ses complaisances et jusqu’à son incrédulité, afin de jouir de ses saillies et de l’élégance de son commerce. Par la négociation du mariage du dauphin avec la jeune archiduchesse Marie-Antoinette, le duc venait d’ailleurs de donner à son pouvoir des fondemens que l’Europe réputait inébranlables. Il touchait toutefois à sa chute, et

  1. «Il y a des gens qui ont toujours l’à-propos, il y en a même qui en ont jusque dans leur existence. M. de Choiseul est de ce nombre. Jamais homme n’arriva plus à temps pour son bonheur et son éclat. Louis XV, par son caractère, sa faiblesse et par quelques qualités, fut précisément le monarque nécessaire à la gloire de son ministre. Sous Louis XIV, M. de Choiseul eût paru mesquin : tout n’est que comparaison; le siècle et le monarque étaient trop imposans pour lui. Sous Louis XV au contraire, tout s’étant amoindri, jusqu’au trône même, il s’est trouvé dans son cadre. Il n’aurait sous d’autres rapports nullement convenu à Louis XVI, qui le rappela de son exil, mais sans s’en servir. Il n’arriva donc ni trop tôt ni trop tard. Savoir naître à temps est souvent le secret et la cause réelle de beaucoup d’existences brillantes qui nous éblouissent. » (Mémoires du baron de Bezenval, t. Ier, p. 216.)