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montrant Rome en deuil et pleurant sa plus fidèle milice. Fiers d’être admis à une aussi haute intimité et de rencontrer de telles sympathies dans le pouvoir, la plupart des gens de lettres ne trouvaient pour le ministre que des expressions de respectueuse reconnaissance. Si quelques malotrus osaient élever leurs plaintes au-dessus du diapason de la bonne compagnie, Voltaire s’empressait d’enseigner la prudence en pratiquant la flatterie. On connaît son culte pour M. de Choiseul jusqu’à sa sortie du pouvoir, et l’appui moral qu’il prêtait à la plupart des mesures de ce ministre pour prix de faveurs qui, sous le régime de la tribune, auraient été qualifiées de corruptrices, mais qui, sous le règne de la philosophie, paraissaient honorer également le bienfaiteur et l’obligé. Aussi quels transports de reconnaissance et quelle variété charmante dans l’expression du même sentiment! Trouvant le moyen de caresser à la fois le monarque et son ministre, tantôt le philosophe prouve doctement à M. de Choiseul, entre Rosbach et Minden, qu’en politique tous les systèmes sont indifférens, que la France va sortir couverte de gloire de la guerre de sept ans, et que la ruine de son vieil ami le roi de Prusse n’est plus heureusement qu’une affaire de quelques semaines[1]; tantôt il pousse plus loin la déférence, et pour flatter le scepticisme fort connu du ministre, il veut bien lui faire entendre qu’il n’est pas trop sûr d’avoir une âme[2]. On voit

  1. « Je crois fermement, monseigneur, que tous les hommes ont été, sont et seront menés par les événemens. Vous ferez comme tous les grands hommes, qui ont mis à profit les circonstances. Vous avez eu la Prusse pour alliée, vous l’aurez pour ennemie; l’Autriche a changé de système, et vous aussi... Il me semble d’ailleurs que l’amitié de messieurs de Brandebourg a toujours été fatale à la France... Les alliés sont comme les amis qu’on appelait de mon temps au quadrille : on changeait d’amis à chaque coup. Luc (le roi de Prusse) vous a trahi deux fois dans la guerre de 1741, et vous ne le mettrez pas en état de vous trahir une troisième... L’argent amassé par son père a disparu; il est battu avec son exercice. Je ne crois pas qu’il reste quarante familles à présent dans son beau royaume de Prusse. Personne n’y mange de pain blanc ; on n’y voit que de la fausse monnaie, et encore très peu. Les Autrichiens sont vainqueurs en Silésie; il serait plus difficile de le soutenir aujourd’hui que de l’écraser... Si l’on voulait parier, il faudrait, dans la règle des probabilités, parier trois contre un qu’il sera perdu avec ses vers, ses plaisanteries, ses injures et sa politique, tout cela étant également mauvais. » (Correspondance générale, 13 juillet 17(51.)
  2. «Mon colonel, mon protecteur Messala, je vous dois tout..., car c’est par vous que mon horrible désert a été changé en un séjour riant, que le nombre des habitans est triplé ainsi que celui des charrues, et que la nature est changée dans ce coin qui était le rebut de la terre... Je n’ai que des grâces à vous rendre; je vous conjure seulement de vouloir bien recommander à M. de Beauteville (le résident de France à Genève) votre décrépite marmotte, qui vous adorera du culte d’hyperdulie, tant que le peu qu’il a de corps sera conduit par le peu qu’il a d’âme. Monseigneur sait-il ce que c’est que le culte d’hyperdulie? Pour moi, il y a soixante ans que je cherche ce que c’est qu’une âme, et je n’en sais encore rien. » — Mars 1766.