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Polonais. Cette passion d’une revanche à prendre pour les humiliations de la dernière guerre était plus vive encore dans le cabinet espagnol que dans le cabinet français : d’Aranda était plus impatient que Choiseul lui-même, car l’étrange embarras de sa position contenait singulièrement l’ardeur de celui-ci. C’était en effet en se cachant de Louis XV que son ministre préparait une rupture avec l’Angleterre; c’était en les dissimulant sous mille prétextes qu’il continuait les préparatifs d’une guerre maritime dont l’idée seule répugnait à l’élève du cardinal de Fleury, à un prince qui pensait comme son précepteur que la France faisait une faute en épuisant ses ressources pour ressaisir l’empire des mers. Charles III au contraire, le plus Espagnol et le plus Bourbon des rois, n’avait signé le pacte de famille que dans la pensée très arrêtée de réunir les deux marines afin de satisfaire, même au prix d’une lutte séculaire, sa haine profonde contre l’ennemie de sa maison et de sa puissance coloniale. Choiseul était donc plus maître du terrain à Aranjuez qu’à Versailles : au-delà des Pyrénées, il aurait gouverné sans obstacle jusqu’à son dernier jour; dans la cour de France, son pied allait bientôt heurter contre une pierre charriée par le ruisseau.

Un autre lien rattachait d’ailleurs étroitement Choiseul à l’Espagne. L’expulsion des jésuites avait établi entre tous les princes de la maison de Bourbon une solidarité singulière. Ce fut comme une première application du pacte de famille, dont le ministre de Louis XV profita pour dominer les deux péninsules. Poursuivant chaleureusement à Rome la suppression de la société de Jésus sous les deux pontificats de Clément XIII et de Clément XIV, tantôt la France saisissait Avignon et le Comtat sur le saint-siège, tantôt elle menaçait de considérer comme ennemies les puissances italiennes qui ouvriraient leurs ports aux fugitifs.

Cette affaire si hardiment exploitée servit mieux encore la politique de M. de Choiseul dans l’intérieur du royaume. Lorsque les parlementaires se montraient impatiens, et se préparaient à conquérir, à force d’audace, ce droit de contrôle toujours contesté; quand ils laissaient pressentir, soit des résistances à un édit, soit des dispositions à s’affilier pour former par l’union des divers parlemens du royaume un corps politique représentant la nation, le ministre leur montrait aussitôt les jésuites détruits, leurs propriétés confisquées, leurs noviciats, leurs collèges fermés, et ce spectacle calmait toutes les colères. Quand les philosophes s’irritaient à leur tour de voir brûler leurs œuvres sur le grand escalier du palais, et qu’ils exhalaient dans les salons de M. Le duc de Choiseul un mécontentement fort naturel, on leur livrait sans façon les égorgeurs de La Barre et de Calas, et l’on se défendait victorieusement en