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Les années qui s’écoulèrent depuis la mort de la marquise de Pompadour jusqu’à l’exil de Chanteloup[1] furent consacrées par Choiseul à une double pensée : il préparait simultanément une revanche prochaine de nos malheurs au moyen d’une guerre contre l’Angleterre, et une sorte de transaction, très mal définie d’ailleurs, entre l’autorité royale et la puissance des parlemens. Un pareil programme était de tous points conforme aux vœux de la nation, et si l’homme d’état qui, conjointement avec M. de Choiseul-Praslin, son cousin, exerça durant cinq années la plénitude des pouvoirs ministériels caressa parfois des chimères, il faut rendre une pleine justice à la dévorante activité qu’il déploya pour assurer le triomphe de sa patriotique pensée. En moins de quatre ans, on put disposer d’une flotte considérable et d’approvisionnemens immenses; bientôt après, le traité de 1768, par lequel les Génois cédèrent la Corse à la France, vint prouver que celle-ci se considérait comme en mesure, en se ménageant une acquisition maritime fort importante, de braver l’Angleterre, alors livrée aux nouvelles préoccupations que commençaient à lui donner ses colonies américaines. Choiseul négligea l’armée pour porter tous ses efforts sur la marine, parce que, se tenant pour assuré du maintien de la paix continentale, il se croyait pleinement en mesure de concentrer sur un seul élément la lutte dont il devançait le terme de toute l’ardeur de ses espérances. Son intimité avec l’Autriche le laissait sans souci du côté de l’Allemagne, où le roi de Prusse fatigué recueillait dans une laborieuse retraite l’admiration du monde. Dans le Nord, Catherine II pouvait seule aspirer à troubler le repos de l’Europe, afin de couvrir par des lauriers le sanglant abîme à travers lequel elle était parvenue à la toute-puissance. Choiseul n’ignorait ni les intrigues de la Russie dans la Grèce, ni ses rêves relativement à l’empire ottoman, ni ses projets beaucoup plus avancés contre la Pologne, déjà occupée par ses armées. Il céda néanmoins jusqu’au dernier jour à l’illusion de croire que Marie-Thérèse ne flétrirait point sa gloire en consentant à un partage, et que l’Autriche suffirait dès lors pour protéger la Pologne pendant que les Turcs sauraient bien se défendre eux-mêmes : double erreur que les plus ardens panégyristes du duc ne sauraient contester, et qui ne laissa guère à son successeur que la cruelle perspective de malheurs à peu près consommés.

Comme tous les esprits ardens et légers, Choiseul suivait sa pensée dominante sans s’inquiéter beaucoup ni des objections ni des obstacles : il se préoccupait trop de ses projets sur l’Angleterre pour s’inquiéter volontiers des intérêts des Ottomans ou de ceux des

  1. 15 avril 1765, 24 décembre 1770.